Spectres
Le tableau d'Eliane est une apparition, le surgissement d'une tête étrange mi-humaine, mi-bestiale à l'expression et au genre indéterminés. Spectre anxiogène qui émerge de l'ondulation des lignes de couleur, mais spectre en forme de cœur : bienveillance ou menace masquée ?
Le spectre évoque le retour de ce qui devrait être mort, ou celui des lambeaux d'un passé qui ne consentirait pas à laisser la place au moment présent. Ce qui est refoulé ou rejeté plus radicalement encore s'impose au sujet et contamine son rapport au monde. Dans les œuvres présentées ici, les spectres ne sont pas sexués – ce sont les spectres du hors-genre – et leur forme renvoie à un temps psychique où rien encore d'une différence homme – femme n'était perceptible. Mais l'est-elle aujourd'hui pour ceux et celles qui produisent ces tableaux ? Oui certes, si l'on prend en considération leur maturité et leur inscription dans le groupe social, mais sans doute non aussi, car cette différence n'est pas seulement un fait objectif et doit être encore assumée subjectivement, ce qui n'est pas toujours le cas. La position à l'égard de la sexualité et de la différence des sexes dépend de la structure psychique du sujet. A l'atelier Mais-Encore, le travail consiste à mettre en forme sur la toile et le papier ce qui parfois n'avait jamais pu se dire, jamais pu être contenu dans le cadre des paroles et qui réapparaissait à l'extérieur dans les voix ou les visions hallucinatoires.
Les spectres du hors-genre
Ces tableaux aux formes vaguement humaines sont des figures du hors-genre, souvent inquiétantes mais pas systématiquement. Elles sont formes de la hantise, de l’envahissement de l’espace et de l’esprit.
Dans le tableau de Sylvaine, deux êtres fantomatiques se trouvent côte à côte liés par leur suaire. Aucun signe d'identification sexuelle n'est lisible, mais la représentation évoque le couple parental disparu depuis longtemps, que l’auteur du tableau désigne comme tel et dont le deuil n’est toujours pas accompli.
Cependant, l’hésitation subsiste entre l'image retrouvée des parents morts et celle d’un couple allongé dans un lit qui traduirait alors le désir d'une sexualité qui pourrait bien avoir été barrée depuis toujours : l’absence de signes sexués venant là soutenir cette idée.
L’œuvre de Bill présente une masse d’êtres aux formes molles qui se superposent et s’enchevêtrent. Les fantômes occupent tout l'espace et se multiplient comme autant de divisions cellulaires. Leur prolifération menace de ne plus laisser de place libre au sujet. Dans ce tableau visionnaire, au trait précis mais au genre indécis, seuls les yeux écarquillés, les bouches dévoratrices, les nez grand ouverts, renvoient aux pulsions partielles et aux manifestations d’une sexualité infantile, – donc non génitalisée.
Le tableau intitulé L’Africain, est multiforme. Ce peut être une carte d’une Afrique imaginaire sur laquelle figurent quelques noms, quelques mots qui expriment une fascination nostalgique pour ce qui est perdu, menacé, exclu, dont la sexualité semble faire partie : « Sénégal, Madagascar, action, sida, Ballavoine, un jour I will be black ». Il y a aussi dans ce tableau des formes indéterminées, guitare, violoncelle ou déesse de la fécondité, visages estompés émergeant du fond coloré.
Structure psychique
Névrose, psychose et perversion constituent les trois types selon lesquels le psychisme peut-être structuré. Il est nécessaire de distinguer strictement entre structure et pathologie psychiques. Ce qui signifie que la « normalité » n’appartient pas à une structure plutôt qu’à une autre. Ainsi la structure névrotique sort de la « normalité » lorsque le sujet, du fait de symptômes entraînant une trop grande souffrance, ne parvient plus à supporter le rapport qu’il entretient avec la réalité.
Le rapport du sujet à la réalité qui l’entoure dépend principalement de la mise en place de l’instance psychique du moi. Ce dernier se construit peu à peu autour de trois principales expériences :
- l’édification de premières limites entre l’intérieur et l’extérieur grâce à l’intégration des éléments du langage qui permettent une première différenciation,
- la reconnaissance de son image dans le miroir qui introduit la relation à l’autre,
- l’Oedipe où se joue la sexuation et le « choix de son propre sexe ».
A chaque expérience, la part du sujet se voit réduite un peu plus : d’abord illimité et indifférencié, il se « réduit » sous la forme du moi spéculaire aux limites du corps global, avant de devoir assumer dans l’Oedipe la castration qui consiste en l’occurrence dans le choix du sexe : il faut être soit femme soit homme (dans ce choix psychique l’anatomie n’est pas seule déterminante). Le moi, ainsi psychiquement et socialement constitué, est donc venu à la place du sujet, lequel se trouve dorénavant subverti comme inconscient. Ce modèle de structuration est la base de ce qu’on appelle structure névrotique, dont les névroses représentent l’éventualité psychopathologique : hystérie, névrose de contrainte, phobie. Pour Freud, « il faut considérer que les névroses s’estompent le long d’une chaîne ininterrompue qui va de leurs diverses manifestations [jusqu’à] la santé » (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905).
La structure psychotique tient au fait qu’un élément du langage, une fonction fondamentale du signifiant, celle de l’opposition (séparation, limites, etc.) n’a pas été intégrée lors de l’édification des premières limites du moi. Lacan propose le terme de forclusion du signifiant du nom-du-père, pour désigner le rejet radical de cette fonction. Pour se maintenir dans la réalité, les personnes de structure psychotique doivent en conséquence avoir recours à un signifiant qui fasse suppléance au nom-du-père forclos, ou bien éviter autant que possible d’affronter des situations vitales où est mise en jeu la fonction de séparation (prise d’autonomie, assomption de fonctions symboliques, rencontres sexuées, etc.). La pathologie psychotique de l’adolescence et de l’âge adulte, par exemple schizophrénique ou paranoïaque, se déclenche lorsque le sujet ne parvient plus à éviter ces situations ou lorsque s’effondre la suppléance.
La structure perverse résulte d’un clivage du moi par lequel d’un côté le sujet admet la castration, autrement dit la différence des sexes, et d’un autre la dénie (la mère n’est pas soumise à la castration, elle est phallique). Ainsi, le sujet pervers pourra par exemple d’une part tenir un discours moraliste et légalisant, et d’autre part agir absolument à l’encontre de ce discours.