Dissolution des frontières de la forme
Dans le tableau peint par cette artiste, le corps s'évanouit, la tête fait surface et le reste de l'enveloppe corporelle se noie, liquéfié face à une ombre qui ne dit pas son nom, ni son genre. Quand nous pouvons espérer distinguer une forme, elle s'efface, les frontières s'estompent, la forme se dilue avec le fond.
Un tel effacement fait écho à la perte des limites éprouvées, comme si le peintre pouvait et devait lâcher son rapport habituel à la réalité. Nous savons d'ailleurs que l'expérience de la création impose cette étape pour aboutir à l'œuvre. Nous pourrions dire plutôt que le peintre s'engage dans un processus de création parce que la réalité insupportable pour lui le pousse à reconstruire un monde dont la forme esthétique lui conviendrait mieux. Cette défaillance dont il tient compte, en même temps qu'elle le déstabilise lui sert d'appui pour inventer, à partir du manque et du vide qu'elle crée, une forme nouvelle sur la toile. Cette attitude s'oppose à celle de la maîtrise qu'implique une position phallique du sujet, et oblige à créer de l'intérieur à partir de ce qui se dérobe, échappe et ne s'inscrit pas a priori dans l'ordre établi du monde et des choses. C'est ce que l'on peut appeler la position féminine du créateur, nécessaire pour que la création advienne avec pour conséquence l'émergence d'un signifiant nouveau qui troublera et trouvera son sens, plus tard, dans le monde.
Quelle route emprunte la femme qui peint Naissance ? Pourquoi ce corps n'advient-il pas ? Est-elle empêchée par l'ombre qui la domine ? D'autres œuvres sont marquées par cet effacement de la forme et des limites qui cadrent la réalité jusqu'à s'ouvrir aux horizons de l'angoisse où l'esthétique puise aussi son matériau.
Œuvres de l’effacement
Les œuvres de l’effacement sont souvent fascinantes. Les frontières s'écroulent et d'autres s'érigent. Le chaos devient propice à la création parce que le rapport à l'ordre et à la réalité change, parce que le besoin d'expression s'impose comme vital, décalé d'une possible rivalité phallique.
L'homme à barbe est un tableau peint par une femme. Emergeant de la matière, le corps de cet homme est incrusté, prisonnier, emmuré par le fond de la toile, seul son visage et sa barbe éclairés se distinguent et s’affirment.
S. Ruel a écrit ce petit texte à propos de sa toile :
« le peintre amoureux est malade des vues de l'esprit, elles s'appuient sur un souvenir, c'est l'autobiographie détournée. Le mal au ventre sont des mots passant par le cœur. La sincérité c'est un peu une utopie on ne peut pas être sincère tout le temps ou alors on fait beaucoup de mal aux gens. Les gens autour de moi assument leur bêtise. Le regard d'un jour ou pour la vie. On souhaite toujours pour une belle femme ».
Pourquoi, dans le tableau de Sonia, le petit personnage bleu ne peut-il se définir plus précisément, alors que les deux autres personnages noirs s'avancent autoritairement ?
La femme qui peint Les écritures a t-elle besoin de tous ces mots collés autour d'elle, comme autant de paroles pour la border ? Le corps bleu de son personnage se fond dans le tableau, recroquevillé, et détouré par les écritures. Est-ce pour ne pas risquer de tomber de son piédestal?
La déchirure créée par Isa laisse un corps à vif, qui perd ses formes dans la douleur et saigne de la tête. Peut-être est-elle décapitée, mais pas au sens physique : elle est comme dépossédée de son identité. Isa commente ainsi son tableau : « la femme qui a le visage tombant et le crâne ouvert ». A l'époque où elle réalisait cette oeuvre, elle ajoutait : « j'estimais avoir le ventre complètement brûlé, et la cervelle brûlée ».
Les deux voyous, de Mathonnière, sont-ils deux ou un ? Ne sont-ils pas une seule et même personne comme le flou des corps le laisse supposer ? L’artiste a-t-il représenté son frère avec lui, ainsi qu’il le dit lui-même ou bien son double ?
Bien des raisons dans la vie nous conduisent à vaciller sur nos certitudes. Des épreuves inhérentes à la condition humaine jusqu'au chemin qui révèle la maladie mentale, le tracé des frontières entre le normal et le pathologique s'en voit bousculé et appelle des réaménagements. Fragilité, troubles, manque, perte des repères identitaires : la douleur fait son œuvre et ne réussit pas toujours à contenir un ordre intérieur capable de faire face aux autres comme aux contraintes de la société. Dans certains contextes particuliers où les personnalités psychotiques révèlent au grand jour leur puissance délirante, nous savons comment ils peuvent mettre à l'épreuve de la création leur perception singulière de la réalité, portés par le besoin de projeter leur vision du monde dans une mise en acte, mais aussi dans une mise en mots comme dans une mise en forme sur la toile. En cela sans doute, la psychose est-elle riche d’enseignement pour éclairer le processus général de la création.
La position féminine du créateur, par Patrick Martin-Mattera
Extrait d'un article de Patrick Martin-Mattera, « Position féminine du créateur et territoire de la folie », publié dans BARD (Christine), dir, Le genre des territoires, Presses Universitaires d'Angers, 2004.
"La création relève d'un processus que l'on peut qualifier de non phallique. Pour créer, plusieurs moments sont nécessaires. Il faut en tout premier lieu que la réalité dans laquelle nous sommes hébergés paraisse par un biais ou par un autre défectueuse. C'est la faille dans l'Autre, à partir de laquelle naîtra le mouvement créateur, et il n'y a nul besoin que cette faille soit perceptible par tous. Si la réalité paraît défaillante, c'est en raison de l'existence en soi-même d'un manque inassumable. Il serait facile de placer ce manque du côté de l'objet primordial perdu, c'est-à-dire en faire un manque structural, mais ce ne serait guère suffisant pour expliquer le mouvement créateur. Plus que d'objet perdu, ou d'objet moteur du désir, il s'agit là d'un rapport particulier au vide laissé par cet objet. Le créateur, sans doute sous l'effet d'une perte objectale traumatique ultérieure, liée à la métaphore et au signifiant paternels, voit s'ouvrir en lui-même un vide illimité. C'est ce vide intérieur sans limite qui, projeté, fera apparaître la faille dans la réalité. Le vide et la faille sont un seul et même manque, et sur ce manque sera alors apposé le signifiant qui viendra nommer la faille en même temps qu'il y répond et la comble. D'où vient alors ce signifiant nouveau ? Le créateur est un puiseur, dit justement Heidegger. On peut penser que le créateur est celui qui, insatisfait par l'organisation signifiante de la réalité telle qu'elle s'offre à lui, va réordonner cette dernière en y introduisant un élément d'abord hétérogène qui engendrera alors une transformation radicale de cette réalité. …/… Le créateur se fait complément du manque de l'Autre. Identifié à ce signifiant qui répond et comble la faille dans l'Autre, il ne se situe pas dans la perspective de la maîtrise phallique d'un objet qu'il viendrait dérober à son semblable, mais dans celle d'un engagement de tout l'être au profit d'une cause forcément collective. Cette position très particulière, qui n'est pas celle d'une tension vers l'objet ( qu'il soit phallus ou objet du désir) est une position que l'on peut appeler féminine : celle qui consiste justement à se faire complément du manque dans l'Autre. Question de genre, et non de sexe ou d'anatomie, d'ailleurs, puisqu'il ne s'agit pas ici d'attribuer la création aux femmes plutôt qu'aux hommes ou inversement, mais bien de souligner qu'il ne peut y avoir création que depuis une position qui soit spécifiquement féminine, c'est-à-dire qui échappe, au moins en partie, à l'organisation phallique du monde. De plus, cela permet également de penser l'acte créateur, parce qu'il remet en cause les limites de la réalité, comme un acte réel, hors territoire. "Là" où l'on va puiser le signifiant nouveau, "là" où l'ouverture symbolique se produit, ce "là" échoue à situer l'acte. La création se produit là où les frontières se dissolvent et s'effacent, dans un non-lieu : l'acte de création est en soi un non-lieu de réalité.
Ajoutons cependant que si l'acte de création est en lui-même hors-territoire, il a pour conséquence, par l'exploitation qui est faite du signifiant nouveau, un réaménagement, donc un rétablissement, voire même un renforcement des limites et des frontières. Rien de créé donc, qui ne soit ensuite établi solidement dans le monde. "