Le hors-genre en tableaux

Le feu d’artifice de 2005

Le feu d’artifice de 2005, F.X., 2003, 30 x 50 (cm), Ste Gemmes sur Loire, Mais-Encore – CESAME, © droits réservés. 

Dans le tableau de F.X., où sont les corps ? Ils se vident au profit du décor et ce dernier supplante la recherche d'expression corporelle. Le décor et le corps sont intimement liés. Les limites du corps s'emmêlent avec celles du décor. La lumière, les couleurs, la force, venues de l'extérieur, illuminent l'intérieur et procurent une sorte de profondeur à ces trois personnages. L'œil regarde et reflète le feu d'artifice qui envahit tout le tableau. Il y a ici une tentative pour poser du « plein décor » à partir du vide des corps. Dans ces traits minimalistes, il n'y a nulle référence sexuelle, mais peut-être que celle-ci pourrait être quand même retrouvée dans la puissance du feu d'artifice qui est représenté. Cependant il s'agirait plutôt d'une force pulsionnelle ardente et brute, non d'une sexualité « genrée », socialisée par la différence acquise de sexes et les rituels qui l'accompagnent.

L'un des premiers psychiatres à avoir considéré avec respect les productions graphiques des malades hospitalisés, Hans Prinzhorn, évoque la pulsion d'ornement, de décoration, comme révélatrice du besoin d'expression (Gestaltung) qui pousse à vouloir organiser spontanément autour d'un ordre et d'un rythme ce que le sujet cherche à exprimer. Les œuvres de l'art brut comportent ainsi très souvent des aspects décoratifs qui parfois prédominent. Sans pouvoir bien entendu les réduire à de simples décorations, des œuvres singulières telles que le Palais du facteur Cheval ou le Musée de Robert Tatin intègrent cette dimension comme l'une de leurs composantes importantes.

Dans le pastel de F.X., intérieur et extérieur se mélangent, avant-plan et arrière-plan se confondent, les frontières s'effacent pour laisser place à une troublante impression qui confine à l'illusion d'optique.

Hans Prinzhorn et la notion de Gestaltung

Hans Prinzhorn, (1886-1933) est l’un des premiers psychiatres à s’être intéressé d’un point de vue esthétique à l’art produit par les personnes hospitalisées en psychiatrie. Il a ainsi collecté des milliers d’œuvres qui sont aujourd’hui conservées à Heidelberg.
Au début des années vingt, Hans Prinzhorn publie un livre décisif, Expressions de la folie, où il écrit : 

il n'est pas rare que des malades mentaux inexpérimentés, en particulier des schizophrènes, créent des œuvres que leur niveau situe très haut dans l'art au sens plein du terme et qui, dans le détail, présentent souvent des analogies surprenantes avec des œuvres d'enfants, de primitifs et de nombreuses époques de culture. Elles sont cependant liées par la parenté la plus étroite à l'art contemporain, en ce sens que celui-ci, avide d'intuition et d'inspiration, s'efforce d'atteindre et de susciter délibérément des attitudes psychiques qui apparaissent immanquablement dans la schizophrénie. S'il est vrai que de tels courants contemporains, dont nous n'avons pas considéré la valeur d'un point de vue culturel ou biologique, nous facilitent l'accès à la vie psychique schizophrénique, peut-être qu'inversement cette connaissance nous aidera à apprécier les courants contemporains, sans que nous tombions pour autant dans l'erreur de conclure, du fait des ressemblances externes, à l'identité psychique (Expressions de la folie, (1922), Paris, Gallimard, 1984, p.367).

Prinzhorn est « l’inventeur » du concept de Gestaltung, cette force vitale originaire qui dit-il, ne peut être conçu que comme un fluide omniprésent, à la manière de l'éros (p. 68). Grâce à ce besoin d'expression basique, auquel s'associent les pulsions de jeu (activité) et de parure (enrichissement du milieu), se produit alors une poussée de « mise en forme », de Gestaltung, qui se réalise dans les gribouillages désordonnés non-figuratifs. Puis, les tendances à reproduire (pulsion d'imitation) et à ordonner, associées au besoin de symboles, aboutiront à des mises en formes plus conventionnelles ou plus cadrées : reproduction (tendance à reproduire), ornementation, peinture, art sacré, écriture. Pour le développement des civilisations, comme pour celui de l'individu, des impulsions expressives affleurent et ruissellent par de nombreuses voies de « Gestaltung » jusqu'au fleuve de l'art (p.70), si bien que l'on ne peut pas trouver d'origine précise, psychologique ou historique au phénomène de l'art. Et Prinzhorn considère que l'étude de la Gestaltung n'a pas de terrain plus privilégié que celui des créations picturales des personnes psychotiques.

La question que pose Prinzhorn et que l’on peut considérer comme toujours actuelle et toujours à défendre est la suivante : On s'est demandé si [...] les deux états psychiques exceptionnels que sont le processus de l'inspiration et de la « Gestaltung » artistique d'une part, le sentiment du monde du malade mental d'autre part, sont d'une manière ou d'une autre réellement apparentés (p. 60)

Sans titre

Sans titre, Mathonnière, 2003, acrylique, 80 x 60 (cm), Ste Gemmes sur Loire, Mais-Encore – CESAME, © droits réservés.

C’est de la montagne sacrée 

C’est de la montagne sacrée, Mathonnière, 2002, pastel, 60 x 80 (cm), Ste Gemmes sur Loire, Mais-Encore – CESAME, © droits réservés.

L'art brut

Les œuvres réalisées à l’atelier Mais-Encore, ne sont peut-être pas toutes « brutes », c’est-à-dire selon la célèbre définition de Jean Dubuffet, indemnes de toute culture artistique, mais beaucoup sont spontanées et relativement protégées des regards critiques, ce qui leur confère une liberté esthétique et une « vérité » personnelle dont le fort impact sur ceux et celles qui les regardent est indéniable.

Jean Dubuffet a dès 1945 proposé le terme d’art brut pour désigner des œuvres réalisées spontanément et exemptes de culture artistique. Ce sont les productions réalisées dans les asiles et les prisons qui ont été à l’origine de cette conception de l’art qui s’oppose avec virulence aux discours des écoles et des critiques officiels.

Voici un extrait de la Préface au numéro 1 des Cahiers de l’Art Brut (1964), que Dubuffet dirigeait :

Le lien souvent admis entre la création artistique et l’éducation culturelle est sans raison d’être. N’en a pas davantage le sentiment que les productions de personnes cultivées auraient plus de poids que celles des esprits illettrés. L’effet de la culture est de valoriser un certain ordre de choses […] et d’exclure tous les autres ordres, toutes les autres voies offertes, qui à y bien penser, auraient eu tout autant de titre à la promotion. […] L’idée très commune que la création artistique procède d’un don exceptionnel est des plus malfaisantes. Ce qu’on tient pour tel est le plus souvent une aptitude à s’assimiler les modèles, un don de singe en somme et – l’art étant avant tout révélation, apport de positions d’esprit imprévues et sans précédent – les plus inaptes à contrefaire seront les mieux dotés.

Michel Thévoz, pour sa part, donne de l’art brut cette définition : 

Les œuvres d’Art Brut […] se distinguent de l’art patenté aussi bien par la situation sociale et les dispositions mentales de leurs auteurs que par la singularité irréductible de leurs principes formels d’expression. De surcroît, elles paraissent délibérément inappropriées au système institutionnel de promotion, de diffusion et de commercialisation de l’art. Elles se rapprochent plutôt de l’effusion délirante, sporadique ou obsessionnelle propre à la psychose, ou des systèmes figuratifs spécifiques des enfants (Thévoz (Michel), « Art et psychose », in Art brut, psychose et médiumnité, Paris, Editions de la Différence, 1990, p. 47).

Deux autres variations sur l’intérieur et l’extérieur

Deux tableaux d’un même artiste où s’opposent en apparence deux visions du décor. Pourtant une interrogation semblable les rassemble quant aux limites entre l’intérieur et l’extérieur.

Dans le premier tableau sans titre de Mathonnière, le grand décor-masse vert de gauche, qui ressemble à une montgolfière, a pour image en miroir, à droite, la forme nuageuse d’un visage éolien esquissé, comme si l’intérieur de la masse se dissolvait à l’extérieur dans le ciel en un fantôme de brume. Entre les deux, flottant dans cet espace de l’indéterminé, se dessine un personnage peut-être masculin avec chapeau et pantalon qui semble songer à l’endroit où il posera enfin ses bagages, à moins qu’il ne s’exile inexorablement dans le « troisième espace ». C’est ce que montre peut-être, à sa droite, la forme d’un autre corps qui sort du cadre et s’évanouit dans un ailleurs que l’on ne peut plus percevoir.

L’autre peinture, C’est de la montagne sacrée, est la mise en abyme d’une extimité, où le décor prédomine et donne l’impression d’un intérieur labyrinthique mettant en valeur le petit carré central, d’une « extérieure intimité » où se réfugie le regard de ceux et celles qui contemplent l’œuvre.