Bisexualité

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L’amour, Mathonnière, 1997, 48 x 64 (cm), collection particulière, © droits réservés. 

Ce tableau coloré et chaleureux résulte d'une commande : il fut réalisé par Mathonnière, un artiste dont on trouvera ici d'autres œuvres, dans le cadre de l'atelier Mais-Encore pour illustrer la thématique de l'amour. La forme bisexuée de certains personnages traduit la tendance de l'auteur à intégrer dans sa réalité esthétique des représentations ambiguës, dont on ne parvient pas immédiatement à définir les limites. Mathonnière dans cette œuvre produit un troisième genre, celui de l'hermaphrodite, mais d'autres personnages du tableau sont plus allégoriques et portent des attributs sexués, symboliques pour le casque et réalistes pour les bras qui semblent être des sexes en érection.

La bisexualité renvoie tout d'abord à une notion psychanalytique ancienne, héritée des relations professionnelles et amicales de Freud avec Wilhelm Fliess qui en défendait fermement la théorie. Elle consiste à soutenir que la sexualité humaine est biologiquement, chez un même sujet, à la fois masculine et féminine. Freud ne persista pas outre mesure dans cette voie et accentua ensuite l'aspect psychique du choix du sexe, mais un auteur comme Carl Gustav Jung amplifia cette orientation avec les notions de persona, d'animus et d'anima. La théorie freudienne de la bisexualité, orientée par l'idée que tout enfant en passe par un stade phallique avant de s'engager dans l'expérience oedipienne, a été réélaborée par Jacques Lacan dans ce qu'il appelle la sexuation.

Mais la bisexualité ouvre aussi d'autres perspectives lorsqu'elle rencontre des problématiques psychiques où la différence des sexes reste énigmatique. Si la bisexualité « prend corps » dans la réalité, elle peut être indirectement liée à la problématique du « monstre » car en ce cas elle introduit de fait la présence des deux sexes sur un même corps.

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Portrait, Romain, 1993, acrylique, 50 x 30 (cm), Ste Gemmes sur Loire, Mais-Encore – CESAME, © droits réservés.

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Sans titre, Guillot, 2003, crayon de couleur et pastel, 50 x 40 (cm), Ste Gemmes sur Loire, Mais-Encore – CESAME, © droits réservés.

L’hermaphrodite

L'hermaphrodite a pour particularité d'être homme et femme simultanément. Il porte sur son corps les marques d'une bisexualité. La co-existence des attributs féminins et masculins laisse à penser que les éléments sexués sont comme collés par juxtaposition sur le corps et créent ainsi un autre genre.

Comme nous l’indique Aristophane lors du célèbre Banquet de Platon (Platon, Le banquet, Paris, Flammarion, 1964, p. 49) l’hermaphrodite représente une troisième voie sexuée : Chaque homme était dans son ensemble de forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages opposés une seule tête, quatre oreilles, deux organes de la génération et tout le reste à l'avenant. Il marchait droit, comme à présent, dans le sens qu'il voulait, et, quand il se mettait à courir vite, il faisait comme les saltimbanques qui tournent en cercle en lançant leurs jambes en l'air ; s'appuyant sur leurs membres qui étaient au nombre de huit, ils tournaient rapidement sur eux-mêmes. Et ces trois espèces étaient ainsi conformées parce que le mâle tirait son origine du soleil, la femelle de la terre, l'espèce mixte de la lune, qui participe de l'un et de l'autre. Ils étaient sphériques et leur démarche aussi, parce qu'ils ressemblaient à leurs parents; ils étaient aussi d'une force et d'une vigueur extraordinaires, et comme ils avaient de grands courages, ils attaquèrent les dieux. Par ailleurs, la légende grecque concernant Hermaphrodite nous enseigne qu’au départ Hermaphrodite était un homme mais qu’aimé par la nymphe Salmacis contre son gré, cette dernière se colla à lui pour toujours afin de ne pas être par lui éconduit. (Grimal Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (1951), Paris, PUF, 1999)

Cette co-existence des attributs masculins et féminins se nomme également androgynie. Or lorsque deux termes existent pour désigner un même fait, comme ici ceux d’hermaphrodisme et d’androgynie, c’est que la réalité qu’ils soulignent n’est pas semblable. En effet bien que ces termes expriment tous deux la co-existence du sexe mâle et du sexe femelle sur un même corps, l’androgyne cherche plutôt à gommer qu’à exalter les caractères sexuels.

Ainsi les tableaux de Romain et Guillot évoquent plutôt l’androgynie que l’hermaphrodisme parce qu’ils présentent tous deux des caractères bisexuels dont ils semblent encombrés. Ainsi le tableau représentant le personnage rouge nu et esseulé porte en effet à la ceinture un attribut qui évoque un pénis alors que son corps est doté de seins.

Cette particularité du trait de l’artiste est caractéristique d’une hésitation face à la détermination sexuée. Son regard vide et la béance de sa bouche semble lancer un cri de détresse comme s’il voulait interpeller le promeneur, lui faire part de sa douleur à exister non sexuellement différencié. Cette douleur est également parfois celle du sujet psychotique qui perçoit dans le regard des autres sa différence, son inadéquation et sa difficulté à être « genré ». De même le personnage habillé, qui semble porter des cheveux longs à tout d’une silhouette masculine. Le fond et la forme se confondent et les caractères sexuels sont peu affirmés comme s’il s’agissait d’un personnage androgyne désirant masquer ses traits sexués. L’hésitation du trait, le flou des détails de la réalisation nous indique de fait que la frontière n’est pas claire entre homme et femme.

Persona, animus et anima

Voici deux citations de C. G. Jung dans lesquelles il donne quelques éclaircissements concernant sa propre théorie de la bisexualité. Nous laissons le lecteur ou la lectrice juger de sa pertinence, mais les idées sous-jacentes sur lesquelles il s‘appuie sont certainement plus « fliessiennes » que freudiennes.

« Au cours de l’évolution de la civilisation, l’être originel bisexué devient le symbole de l’unité de la personnalité, du « soi-même » dans lequel le conflit des contrastes est arrivé à se calmer. Dans cette voie l’être originel étant déjà, dès le début une projection de l’entité inconsciente, devient le but lointain de la « réalisation de soi-même » de l’essence humaine. L’entité humaine consiste, en effet, en la réunion de la personnalité consciente et de la personnalité inconsciente. Mais, de même que tout individu est issu de gènes mâles et femelles, et de même que tout sexe est déterminé par la prépondérance des gènes correspondants, ainsi en est-il du psychisme : dans le cas de l’homme, seul le conscient est marqué du signe masculin, alors que l’inconscient porte la marque féminine ; chez la femme le cas est renversé. »
(JUNG Carl Gustav, « Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant » (1941), dans C. G. Jung et Ch. Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1974, p.136-137).

« Si l’expérience quotidienne nous autorise à parler d’une personnalité externe, elle nous autorise également à admettre l’existence d’une personnalité interne, constituée par le comportement envers le processus psychique : c’est l’attitude interne, le caractère tourné vers l’inconscient. Je désigne l’attitude externe, le caractère extérieur, du nom de persona ; l’attitude interne est l’anima, l’âme. […] Quant à l’âme, le principe général auquel m’ont conduit mes travaux est qu’elle est, grosso modo, complémentaire du caractère externe. Elle renferme toutes les qualités généralement humaines qui font défaut à l’attitude consciente. […]  La persona est-elle intellectuelle ? L’anima sera infailliblement sentimentale. Ce caractère complémentaire affecte aussi le sexe du sujet : j’ai maintes fois pu constater que plus les dehors de la femme sont féminins, plus son âme est virile et vice et versa ; plus l’extérieur de l’homme est viril, plus son anima, à lui, est féminine. […] Si donc, nous parlons de l’anima de l’homme, il faudrait, en bonne logique, parler de l’animus de la femme pour donner à son âme le nom qui lui convient. »
(in C. G. Jung, Types psychologiques (1950), Genève, Georg & Cie, S.A., Genève, 1977, p. 409-410)

La sexuation

Dans le séminaire Encore, Lacan donne de la sexuation une version moderne qui tend à résoudre les impasses de Freud quant à la sexualité féminine (le fameux « continent noir »).

Les positions masculines et féminines telles que Lacan les conçoit ne résultent pas de données biologiques mais d’un positionnement subjectif qui laisse ouvert un « choix » existentiel que chacun fera au cours de l’édification de sa personnalité. Pour comprendre les bases de cette théorisation, il faut considérer différemment certains concepts dont on fait parfois mésusage.

La castration par exemple correspond chez Lacan à l’aliénation du sujet dans le signifiant qui le représente : être castré, c’est avoir choisi « d’exister » dans le symbolique et non plus dans le réel. En d’autres termes, c’est se retrouver privé d’une part d’être. Hommes et femmes ont donc évidemment à assumer cette castration puisqu’elle conditionne l’accès au registre du symbolique, au langage et à la conscience.

Le phallus comme signifiant, d’autre part, qui est bien sûr à distinguer du pénis comme organe. Le phallus n’est donc pas l’organe mais correspond en creux à cette part d’être qui manque du fait de la castration. C’est pourquoi Lacan utilise le terme de moins phipour évoquer le phallus imaginaire. Ce moins phi est justement ce qui manque au sujet et qu’il va rechercher.

La position masculine consiste alors à rechercher un objet qui puisse compenser le manque à être, typiquement l’homme recherche en la femme cet objet qui lui manque et la femme devient ainsi son phallus. Elle lui donne donc ce qu’elle n’a pas mais qu’elle devient. La position féminine est plus complexe car si l’un de ses aspects est l’équivalent de la recherche masculine de l’objet (la femme recherche le phallus masculin qu’elle ne trouvera qu’en le devenant elle-même pour son partenaire), un autre aspect ouvre des perspectives différentes. C’est celui que Lacan appelle le manque dans l’Autre et qui consiste pour le sujet en position féminine à s’identifier à ce signifiant dont il fait le support de la jouissance « autre », féminine.