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Mathilde de Morny, marquise de Belboeuf avec Colette, anonyme, date inconnue, photographie noir et blanc, © Roger-Viollet. 

La gloire du théâtre français, Sarah Bernhardt a interprété vingt rôles d'hommes entre 1869 et 1920 (sur un total de 70), les plus célèbres étant Hamlet, l'Aiglon et Lorenzaccio. Les rôles travestis sont fréquents au XIXe siècle dans le théâtre dramatique et lyrique.

Au tournant du siècle, le mondes des arts et lettres parisien s'emballe pour la mode du travesti. D'authentiques adeptes du costume masculin, comme Marc de Montifaud, cotoient les opportunistes comme Rachilde, les joueuses multi-genres, comme Colette…

Elles y gagnent une réputation scandaleuse. Même dans la bohème montmartroise, où se développe entre 1880 et 1910 une subculture hostile aux valeurs bourgeoises, elles sont dénigrées et qualifiées d' "hermaphrodites", virilisées, à l'instar de "Monsieur" Sarah Bernhardt, un "bon" et "singulier garçon".

Sarah Bernhardt, modèle de star au genre ambigu

Sarah Bernhardt (1844-1923), gloire du théâtre français, première femme professeure au Conservatoire d'art dramatique (déclamation), est un des symboles de l'émancipation féminine à la Belle Epoque.

Son premier rôle est en travesti (Les Enfants d'Edouard de Casimir Delavigne), son premier triomphe en 1869 aussi (Le Passant de François Coppée). L'actrice dit préférer Hamlet à Ophélia, et aimer la complexité des cerveaux d'hommes. Elle interprète aussi la plus célèbre travestie de l'histoire (Le Procès de Jeanne d'Arc, d'Emile Moreau et Jeanne d'Arc de Jules Barbier). Elle triomphe dans L'Aiglon en 1900 dans le rôle du jeune duc de Reischtadt à 56 ans…

Sa minceur, peu conforme aux canons de son époque, l'aide à accomplir ces performances d'actrice. Son style vestimentaire, à la ville, est très personnel. Elle se compose une silhouette élancée, avec un corsage ajusté, une jupe entravée qui s'élargit en traîne sur le sol, des gants longs, des cols montants. Des vêtements luxueux, avec de précieux bijoux, fabriquent son image de star.

Dans une photographie de Poirel conservée à la BNF, Sarah Bernhardt, encore jeune, porte un costume qui fait scandale. Il s'agit d'une invention « sarahbernhardtesque » (mot de Reynaldo Hahn, son ami). Elle pose dans son atelier du Bd de Clichy, dans un ensemble veste et pantalon en toile blanche, féminisé par une collerette de tulle, un jabot, des manchettes de dentelle, des souliers Louis XV. La rumeur court, dans la bonne société anglaise, qu'elle accepte de se montrer habillée en homme pour un shilling.

Alors, simple excentricité de star ? Sans doute pas. Elle est, comme beaucoup de ses contemporaines, attirée par le travesti. Par ses amis homosexuels, et surtout grâce à ses liaisons avec des femmes, elle recherche ce code qui permet d'exprimer sa différence. L'une de ses intimes est Louise Abbéma (1853-1926), peintre, qui représentera leur couple embarqué sur le lac du bois de Boulogne, Louise Abbéma se tenant debout, en jaquette et gilet masculin.

Travesties du monde des lettres

Le costume masculin : révélateur de conditions de vie difficiles

L'adoption du costume masculin, comme l'usage fréquent de pseudonymes masculins, révèlent l'extrême difficulté, bien analysée par Christine Planté, de l'accès des femmes à l'activité littéraire. Pourquoi cette masculinisation ? Elle peut exprimer une tendance virile, mais surtout, elle est socialement avantageuse si elle permet d'éviter les préjugés. La solution n'est pas idéale. L'époque est malveillante avec ces " femmes-auteurs ", ces " femmes-peintres ", de plus en plus nombreuses.

La motivation économique du travestissement n'est pas négligeable. pour des raisons financières que certaines femmes de lettres face à la quasi impossibilité d'exister en tant que femmes dans le monde littéraire adoptent un vêtement masculin. La plus célèbre d'entre elles, George Sand, décrit dans Histoire de ma vie son extase lorsqu'elle peut enfin découvrir Paris débarrassée de sa robe traînante et de ses chaussures fines, bonnes à jeter après deux jours de marche. Sa famille ne l'empêche pas de s'habiller en jeune homme - sa mère avait fait de même à son âge -, ce qui lui permet de diminuer de moitié ses dépenses.

Marc de Montifaud

Marc de Montifaud (1850-1912) née Marie Amélie Chartroule à Paris, a d'abord travaillé dans une verrerie, en se faisant passer pour un homme, et a gardé l'habitude du pantalon. Féministe (rédactrice à La Fronde), elle écrit des « romans passionnels illustrés » osés chez Offenstadt. Les yeux bleus et la blondeur de Marguerite Durand lui inspirent des poèmes, mais Marc de Montifaud est mariée, mère de famille, et plait aux hommes qui la trouvent, tel Jean-Joseph-Renaud (dans un article de 1899) « si femme et femme exquise sous le frac continuel ». Est-elle inquiétée par les autorités ? En 1882, la presse la dit « menacée dans ses habitudes » par la préfecture de police qui prévient que les contrevenantes au règlement de 1800 seront déférées au tribunal de simple police.

Rachilde

Jeune fille indépendante et pauvre, Rachilde (de son vrai nom Marguerite Emery, 1860-1953), futur « monstre sacré » du Mercure de France, goûte jeune à la liberté de circulation et de mœurs que procure le travesti. Elle en joue habilement, exploitant le scandale à des fins publicitaires. Elle en use aussi dans ses pièces de théâtre, particulièrement audacieuses (citons, parmi beaucoup d'autres, Monsieur Vénus, en 1889, jeu savant sur la dissociation sexe/genre). Sa réputation sulfureuse, finalement, ne lui nuit pas. Elle se tient à l'écart des engagements militants du moment, et se donne la peine, l'âge venu, de publier un essai autobiographique, Pourquoi je ne suis pas féministe (indication bibliographique).

Colette

Colette (1873-1954), autre scandaleuse de la Belle Epoque, prend la pose sans compter : Willy son mentor la met en scène en Claudine, femme-enfant légèrement androgyne (indications bibliographiques). Colette se lie ensuite à la marquise de Belbeuf (Mathilde de Morny).

Cette photographie date du temps de leur liaison, en mars 1910. « Elle avait, d'un homme, l'aisance, d'excellentes façons, la sobriété du geste, un viril équilibre du corps » (source). Colette, en revanche, joue : « elles ne m'abusèrent pas longtemps, ces images photographiques où je porte col droit, régate, un petit veston sur une jupe plate, une cigarette fumante entre deux doigts ». S'habiller en homme est pour une femme une source de discrimination. Mathilde de Morny ne peut acheter une maison à son nom.

Scandale au Moulin Rouge

Mathilde de Morny (1861-1944) s’habille de manière masculine, jouissant de privilèges de que lui confèrent sa naissance (elle est la fille du duc de Morny) et le contrat de liberté réciproque conclu avec son mari, le marquis de Belbeuf, l'un des hommes les plus riches de France, dont elle s'est séparée à 24 ans. Vivant selon son bon plaisir, elle se coupe les cheveux et s'habille chez des tailleurs londoniens. Ses domestiques l'appellent « monsieur le marquis », ses jeunes amies « oncle Max » et ses intimes « Missy ». Elle collectionne les conquêtes féminines, fréquente les grandes courtisanes : Eve Lavallière, Cléo de Mérode, Liane de Pougy, la Belle Otéro.

Sa liaison avec Colette scandalise. Non seulement elle n'est pas cachée, mais elle est mise en scène, en 1907, dans une pantomime, « Rêve d'Egypte », au Moulin-Rouge, où la marquise, travestie en archéologue, ramène à la vie Colette-la momie grâce à un baiser. Dès le lendemain, le préfet Lépine en interdit toute nouvelle représentation et la presse se régale du scandale de la « dépravation parisienne ».

L’histoire de « Max » est aujourd’hui reconsidérée. Son vécu, perçu en son temps comme celui d’une femme homosexuelle, est plus proche de celui d’un homme enfermé dans un corps de femme, d’ailleurs transformé par la chirurgie (mastectomie et hystérectomie). Il n’existe évidemment pas d’équivalent d’« homme trans » à son époque.