Combattre
Rien de tel qu'un uniforme pour changer de genre. C'est le symbole même de la masculinité, sublimée en virilité guerrière. Depuis le XVIIIe siècle, les hommes d'un même corps de troupe portent en effet une tenue uniforme, source d'identité (appartenance au groupe), source de fierté, source de dignité (l'uniforme est aussi un cache-misère).
Habiller les femmes d'un uniforme, en les affublant de culottes fantaisistes, c'est caresser un tabou, celui de la violence féminine, et provoquer le rire. Les femmes de 1848 sont particulièrement croquées, et par les plus grands : Cham, comique, Daumier, cruel, Beaumont, coquin.
Pourtant les combattantes du XIXe siècle ne sont pas seulement de fiction. Des femmes participent réellement aux combats révolutionnaires qui jalonnent le siècle: Louise Michel (1830-1905), la Communarde, est la plus célèbre. Des femmes s'engagent aussi dans les combats militaires, notamment pendant la guerre de 1870, comme Mme Imbert.
Louise Michel, icône du combat révolutionnaire
Cette photographie de Louise Michel (1830-1905) est un des rares témoignages visuels contemporains de son combat pendant la Commune de Paris. Elle y est vêtue d'un uniforme.
Louise Michel a effectivement combattu les armes à la main. Après la proclamation de la Commune, le 28 mars 1871, elle se bat pendant deux mois, avec intrépidité, jusqu'à la fin. L'ancienne institutrice l'avoue dans ses Mémoires :
« Oui, barbare que je suis, j'aime le canon, l'odeur de la poudre, la mitraille dans l'air, mais je suis surtout éprise de la révolution » (source).
Pendant la semaine sanglante, des centaines d'insurgé-e-s sont tué-e-s. Contre la libération de sa mère prise en otage, Louise Michel se rend aux autorités le 24 mai. A son procès, voilée de noir, elle plaide coupable et réclame sa « part de plomb ». Elle sera condamnée à la déportation en Nouvelle Calédonie. Jusqu'à son retour en métropole en 1880 grâce à l'amnistie générale, s'écoule une petite décennie qui en fait une allégorie de l'insoumission. Elle est connue grâce à de nombreuses photographies, la plus diffusée étant celle d'Eugène Appert, prise dans les prisons de Versailles, mais aussi par des peintures, des sculptures, des gravures et des caricatures.
Certaines veulent souligner l'androgynie de la « vierge rouge », d'autres en font au contraire une gaillarde dépoitraillée. Vieille, elle sera souvent enlaidie, parfois esquissée comme une légende sans consistance physique. Cette photographie de Louise Michel en fédéré tranche radicalement avec toute cette iconographie. Elle maîtrise l'image qu'elle va donner d'elle, face à un photographe ami. Son visage est grave, la pose est étudiée : dignité du vêtement militaire (l'uniforme des hommes, bien boutonné), détermination dans l'action (la main sur le ceinturon).
Ce n'est pas la première fois qu'elle se travestit : elle s'habille en homme lors de la manifestation qui accompagne l'enterrement de Victor Noir ("J'étais en homme pour ne pas gêner ni être génée", La Commune, histoire et souvenirs). Dans ses Mémoires, elle raconte aussi, qu'enfant,
« voyant depuis longtemps la supériorité des cours adoptés dans les collèges sur ceux qui composent encore l'éducation des filles de province, j'ai eu bien des années après l'occasion de vérifier la différence d'intérêt et de résultat entre deux cours faits sur la même partie: l'un pour les dames, l'autre pour le sexe fort ! J'y allai en homme, et je pus me convaincre que je ne me trompais pas » (source).
Merci à Véronique Fau-Vincenti qui a effectué ces recherches.
Combattantes de fiction
L'impossible soldate ou le corps d'armée de Fernigh en 1792
Ce « bataillon de femmes citoyennes » évoque un projet utopique, présenté sous forme de pétition et sans succès à la Convention en 1792. Les engagées jurant de renoncer aux séductions de l'amour jusqu'à la victoire, elles peuvent donc « s'enlaidir » avec un casque, des cheveux coupés aux épaules, plus courts devant, des culottes (hauts de chausses tailladés à la portugaise) proches des modernes jupes-culottes. Elles transgressent le tabou, le temps d'une pause fictionnelle.
Les Vésuviennes de Beaumont en 1848
La révolution de 1848 s'est accompagnée d'une satire continue des « féministes », sous la forme fictive des « Vésuviennes », révoltées à la manière volcanique, que l'on trouve dans des dessins, des histoires, des chansons, des témoignages… Laides, elles apparaissent pour la première fois sous le crayon de Cham dans Le Charivari, la série de Beaumont débute dans le même journal le 1er mai et dure jusqu'au 20 juin : ses Vésuviennes sont au contraire jolies, sexualisées à la manière des lorettes de Gavarni.
Attirantes et rebelles, elles attestent le lien durable entre la femme combattante et la femme débauchée (attirée par la clientèle militaire). L'une des clés du succès de cette série est le pantalon porté par les Vésuviennes. Dans un des épisodes, ces dernières réclament l'abolition de la crinoline – et s'en prennent au « Club des femmes » (mené par la féministe Eugénie Niboyet) accusé d'avoir échoué dans l'œuvre d'émancipation féminine.
La volontaire en 1870
Cheveux courts au vent, uniforme, bottines montantes (mais avec talons), au milieu des explosions, cette volontaire anonyme brave l'ennemi, le regard hypnotisé par le combat, le geste crâne. Son allure contraste avec la placidité du soldat, derrière elle, spectateur d'une scène à peine croyable.
Des femmes se sont effectivement engagées dans les combats pendant la guerre franco-prussienne, certaines comme Jane Dieulafoy, avec un uniforme, mais dans une compagnie de francs-tireurs. Mais dans ce dessin, l'imagination l'emporte sur le but documentaire. L'optique est philogyne (en contexte de guerre, le patriotisme féminin est sollicité et salué, même s'il dérange les codes de genre), mais l'anomalie que représente une femme habillée en homme pour combattre – anomalie renforcée par son statut d'officier - est soulignée par le regard étonné, dubitatif du soldat, peut-être aussi par l'éclair de folie dans les yeux de la combattante.
Femmes à la caserne
L'une des conséquences de la défaite de 1870 est la mise sur pied du service militaire, par les lois de 1872, de 1889 mais surtout par la loi de 1905 qui lui donne un caractère personnel, obligatoire. Bien que présenté comme « universel », il est réservé aux hommes pour qui il constitue un devoir civique. La durée du service est de deux ans depuis 1905, mais l'opinion nationaliste réclame son allongement (et l'obtiendra en 1913). Le processus d'élargissement des obligations militaires épargne les femmes, qui ont leur rôle à jouer dans la défense nationale en tant que mères, enfantant et élevant de futurs soldats.
Le service militaire pour les femmes est-il l'aboutissement in/désirable de l'égalité des sexes ? C'est ce que suggère ce grand dessin pleine page. En 1908, L'Assiette au beurre, de sensibilité antimilitariste, montre des appelées mécontentes, qui enfilent le pantalon emblématique de l'égalité sous le regard allumé du "capitaine d'habillement", seul homme dans ce harem carcéral. C'est le dessinateur Grandjouan qui imagine cette scène, servant ses convictions antisuffragistes : le dessin est tiré d'un numéro spécial entièrement réalisé par lui et intitulé "Quand les femmes voteront".
La femme officier aux seins nus
Dans une collection d'humour, cette carte postale de la Belle Epoque met la grivoiserie au service de la misogynie. Elle témoigne bien de son temps, marqué par la progression du travail féminin et par la revendication, marginale mais remarquée, du service militaire pour les femmes et de l'accès des femmes aux métiers de l'armée et de la police.
Politique-fiction : les femmes sont autorisées à devenir militaires et même gradées. Masculinisées : elles portent bien le fameux pantalon garance, mais moulé sur leurs formes généreuses et fessues. Leur poitrine opulente met aussi en échec leur travestissement. Leur taille sanglée dessine le « 8 » attendu du corps féminin. Artilleuses ou officières, elles sont davantage parées pour la maison close que pour le combat. D'ailleurs le 69, numéro matricule qui pend au cou de la créature, ne laisse pas d'ambiguité.
Combattante pour de vrai
« DEPUIS TRENTE-SEPT ANS, CETTE FEMME S’HABILLAIT EN HOMME »
De Toulon au Petit Journal Le Matin, 27 mars 1908, BMD.
« Le juge d’instruction de Toulon avait convoqué dans son cabinet pour déposer dans une affaire de vol Mme veuve Imbert, receveuse buraliste à La Verrerie, et il fut bien surpris lorsqu’il vit se présenter à son cabinet un homme correctement vêtu d’une redingote et d’un pardessus.
- Je suis madame veuve Imbert, lui déclare le témoin, jouissant quelque peu de sa stupéfaction.
- Et Mme Imbert expliqua, avec d’ailleurs preuves à l’appui, qu’elle portait depuis 37 ans le costume masculin.
Mme Nory, veuve Imbert, est née au Mans en 1844 et elle a servi d’émissaire à Metz en 1870. Elle a déposé au procès Bazaine et elle a été autorisée à conserver le costume masculin qu’elle avait dû endosser pendant la guerre pour faire son service d’estafette.
Mme Imbert possède de nombreux documents établissant le beau rôle qu’elle a reçu dans des circonstances souvent périlleuses. Elle a conservé depuis des habitudes masculines, fume et porte des cheveux courts. »