Différencier

La différenciation des apparences selon le sexe est une loi fondamentale. Depuis l'Antiquité, les autorités politiques et religieuses y veillent. La différenciation vestimentaire – fait culturel - paraît justifiée en nature par les différences anatomiques, exagérées par les scientifiques. Elle résulte d'un conditionnement précoce qui prépare les futurs adultes à leur « destin » de genre.

Au XIXe siècle, la différenciation, justement, s'accentue : le pantalon, vêtement fermé, se généralise pour les hommes dans les années 1820. Ils adoptent un costume simple, commode et austère. Pendant la Révolution, les « sans-culottes » ont initié cette évolution vestimentaire majeur. La jupe ou la robe, vêtement ouvert, s'impose pour les femmes, avec de nouvelles contraintes pour celles qui suivent la mode de la crinoline et surtout du corset. Le vêtement féminin est d'autant plus ouvert qu'il est porté sans dessous, ou avec des culottes ouvertes.

Cette différenciation radicale des apparences est contemporaine du Code civil napoléonien (1804), qui construit la famille patriarcale moderne. La situation des femmes régresse dans tous les domaines de la vie sociale, provoquant une contestation féministe vivace, jusqu'à nos jours. C'est pourquoi la réforme du costume a une dimension profondément politique.

Pourquoi l'habit fait la nonne, par Nicole Pellegrin

L’aventure de Jeanne Baré, traversant les mers pendant un an sans jamais être repérée comme femme, est l’une des anecdotes les plus troublantes sur le « transvestisme » d’Ancien Régime. L’historienne Nicole Pellegrin présente ce cas devenu célèbre, celui de la première femme ayant fait le tour du monde, avec l’expédition de Bougainville. Elle nous montre à quel point le paraître homme ou femme est un fait culturel.

Nicole Pellegrin, « Le genre et l’habit. Figures du transvestisme féminin sous l’Ancien Régime », Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 10, 1999, p. 43 :

« Le cas de Jeanne Baré est […] exemplaire, puisque servante (et peut-être maîtresse) d'un des naturalistes de l'expédition de Bougainville, elle réussit à cacher son identité féminine jusqu'à l'arrivée de l'Etoile à Tahiti, l'île de Cythère, le 28 mai 1768. "M. de Commerson étoit descendu à terre avec Baré qui le suivoit dans toutes ses herborisations, portoit armes, provisions de bouche, cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avoient mérité de notre botaniste le nom de sa bête de somme. A peine le domestique est-il sur le rivage que les Cythériens l'entourent, crient que c'est une femme et veulent lui bien faire les honneurs de l'isle. Il fallut que l'officier de garde vint le dégager".

L'histoire est édifiante à plus d'un titre. Les Tahitiens, moins inhibés par l'identité que créent en Occident les apparences costumières du genre, surent faire preuve de plus de perspicacité que les marins européens ; malgré les soupçons de quelques-uns et l'effrayante promiscuité des navires anciens, Jeanne Baré avait su berner ses compatriotes, et cela pour deux raisons au moins. Elle savait trimer comme un vrai valet les seins étroitement bandés, mais surtout elle appartenait à une société, celle d'Ancien Régime, qui croyait en la coïncidence de l'être et du paraître et affirmait que "l'habit fait le moine", "la femme se reconnaît à sa cotte" et "le chapeau commande la coiffe". Interrogée par Bougainville, Jeanne Baré sut d'ailleurs toucher ce dernier en lui confiant les raisons -les plus avouables ?- de son embarquement : "née en Bourgogne et orpheline, la perte d'un procès l'avoit réduite dans la misère, [...] elle avoit pris le parti de déguiser son sexe [...], au reste, elle savoit en s'embarquant qu'il étoit question de faire le tour du monde et que ce voyage avoit piqué sa curiosité". Bougainville avoue lui-même son admiration et demande l'indulgence de la Cour pour cette "sage" personne de 25 ans, qui n'est "ni laide ni jolie". Contrairement à Commerson ignominieusement débarqué avant la fin de la circumnavigation, Baré fit, si l'on peut dire, une bonne fin : mariée à un officier en garnison à l'île de France, elle bénéficia sur ses vieux jours d'une pension royale de 200 livres. Sans doute que, comme le "chevalier" Baltazar et les centaines de femmes-soldats qui se sont enrôlées dans les armées européennes dès l'Ancien Régime, "elle se figuroit qu'un puissant sujet d'amour, d'intérêt ou de gloire l'avoit obligée à ce déguisement" et pouvait la justifier aux yeux de tous comme à ses propres yeux ».

>> Sur Jeanne Baré, voir aussi Sylvie Steinberg, « Jeanne Baré, aventurière et travestie », Lunes, n° 20, juillet 2002, p. 41-49. Sylvie Steinberg est l’auteure d’une thèse majeure sur le travestissement: La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.

La naturalisation des différences de genre

Pour les scientifiques, la différence sexuelle ne se limite pas aux organes génitaux : tout corps est sexué selon un principe de « différencialisme hiérarchisé » qui commence à prévaloir au XVIIIe siècle. Charge aux anatomistes de montrer ces différences grâce à des astuces de présentation et à l'utilisation de squelettes non représentatifs.

Tableau comparatif des deux représentations anatomiques : Homme / Femme

 

Homme

Femme

Le squelette

Haute stature/Grosse tête/Cou normal/Crâne normal/Bassin étroit/Thorax large/Gros os

Petite stature/Petite tête/Long cou (phrénologie = absence de passion)

Crâne métopique/Bassin large/thorax étroit/Os frêles

Choix de posture

Montré légèrement de profil

 

Orientation du regard : vers le haut

Jambes symétriques : aptitude au mouvement

Montrée de face/
Orientation du regard : vers le bas/
Jambes symétriques : statique, stabilité, conservatisme

Décor

Manoir – civilisation

Arbres/nature non domestiquée

Analogie avec l’animal

Cheval : mammifère rapide, puissant, endurant, noble

Montré de face : grossit la tête et le poitrail = puissant

Autruche : oiseau réputé stupide et peureux
Montré de profil : bassin énorme et tête minuscule= fragilité

Conclusion

Sexe parfait, sexe fort

Sexe imparfait, faible

C'est cette vision qui prévaudra dans les sociétés savantes d'anthropologie en plein essor dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elles diffusent l'idée, défendue par Broca, le fondateur de l'anthropologie française, de l'infériorité intellectuelle des femmes. Gustave Le Bon, fondateur de la psychologie sociale, développera cette conception sexiste (1879).

Les squelettes de Barclay

Cette représentation, largement diffusée et commentée en histoire des sciences, est l'œuvre d'un anatomiste écossais, Barclay. Elle rappelle le premier squelette féminin représenté, en 1759, dans le Traité d'ostéologie, dessiné par Marie Thiroux d'Arconville (utilisant un pseudonyme masculin, Jean-J. Sue). Ce squelette de femme est petit, la largeur de son bassin est exagérée. La suture métopique qui semble séparer l'os frontal est une anomalie rare chez la femme (comme chez l'homme d'ailleurs). L'objectif est de montrer un dimorphisme sexuel radical. C'est la fin du modèle de sexe unique, commenté par l'historien Thomas Laqueur.

C'est cette vision hiérarchisée qui s'impose. Le naturaliste Julien-Joseph Virey (1775-1846) en donne une version canonique  dans son Histoire naturelle du genre humain (1800) :

« Les parties supérieures du corps de l'homme, telles que la poitrine, les épaules, et la tête sont fortes et puissantes ; la capacité de son cerveau est considérable, et continent trois ou quatre onces de cervelle en plus, suivant nos expériences, que le crâne de la femme […] Dans la femme, au contraire, la tête, les épaules, la poitrine sont petites, minces, serrées, tandis que le bassin ou les hanches, les fesses, les cuisses, et les autres organes du bas ventre, sont amples et larges ». L'homme est ainsi conçu pour la pensée, la femme pour la reproduction ».

Pour Virey, la femme est naturellement « inférieure » et « impuissante », mais parfaite en tant que « sexe reproducteur ». C'est ainsi que la biologie mêlée à la philosophie et à la morale donne les fondements de l'ordre social. Notons que cette idéologie est très exactement contemporaine de l'interdiction civile de 1800 ; la régression sociale s'annonce, pour le « sexe faible ».

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Jeu de garçon, rêve de fillette (n°63), IDEA (édition), 1er quart du 20e siècle, carte postale, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Du conditionnement : rêves de fille et de garçon ?

La différenciation des genres résulte d’apprentissages précoces. A la fin du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, référence des milieux progressistes, s’est illustré en proposant un modèle éducatif fortement différencié, dans L’Emile. Il y expose son projet pour Sophie : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles , se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes de tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance » (source). L’influence de Rousseau se fera durablement sentir.

Cette carte postale datant de la guerre de 1914-1918 illustre de manière caricaturale la différence sexuelle à l’âge enfantin. La passivité absolue de la petite fille endormie s’oppose à l’activité (par excellence) qui est celle du combat guerrier : les futurs rôles sociaux sont fermement dessinés, autour d’une complémentarité protecteur/protégée. Le contexte de guerre accentue le caractère impératif de cette distribution des rôles, qui correspond aussi à des enjeux idéologiques et stratégiques. Le conditionnement – le « bourrage de crâne » - s’adresse aux adultes, que cette carte attendrira (nostalgie de l’âge des jeux) et confirmera dans leur conviction qu’il y a bien un destin naturel distinct pour chaque sexe. Il concerne aussi les enfants qui ne sont pas épargnés par la guerre « totale ».

A ces conditionnements précoces correspondent des révoltes tout aussi précoces, telle celle de la féministe Madeleine Pelletier : « Lorsque, dans mon ambition puérile, la tête farcie de récits d'histoire de France, je disais que je voulais être un grand général, ma mère me rabrouait d'un ton sec : 'les femmes ne sont pas militaires, elles ne sont rien du tout, elles se marient, font la cuisine et élèvent leurs enfants' ». Madeleine Pelletier fera mentir sa mère…

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« Les Proverbes. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », anonyme, 1er quart du 20e siècle, carte postale, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée »

Longtemps, « pantalon féminin » signifia « culotte de dessous ». Ces culottes, jusqu’au début du XXe siècle, sont ouvertes, et cette carte postale témoigne du choc que produit le passage aux culottes fermées. Comme le pantalon masculin, la culotte fermée protège. Plus discrètement, elle marque une étape importante de l’émancipation des femmes. « Mon corps m’appartient » passe par cette modification vestimentaire.

En termes évocateurs, la jeune femme représentée sur cette carte postale grivoise synthétise les avantages protecteurs de la culotte fermée : « On se sent mieux chez soi ! ». Les médecins hygiénistes abondent dans son sens (la culotte ouverte accueille facilement les microbes), les moralistes estiment qu’avant le mariage, la culotte fermée est plus correcte. Adieux, pantalons fendus qui ont obsédé tant de messieurs !

Emoustillé, le soldat lui fait comprendre que nulle femme n’est à l’abri de la convoitise masculine. L’affirmation selon laquelle "Les portes les plus fermées peuvent être fracturées" est menaçante. La fracture évoque la possibilité du viol, sans doute aussi la possibilité d’un dépucelage brutal. Le soldat qui a le dernier mot préfère les portes – les culottes - les femmes – ouvertes. Le dessin renforce le texte, jetant le trouble en confrontant un soldat sur-habillé et casqué, et une femme en déshabillé (jeune naïve, femme de petite vertu, "émancipée" ?). Les regards qui ne se rencontrent pas annoncent un échange inégal : elle lui parle en le regardant dans les yeux, il lui répond les yeux baissés en direction de ses appâts. Il se "rince l’œil" (l’expression est d’époque) sur des "dessous" destinés à être montrés. Le bas baissé suggère que de toutes façons, la « porte » ne tardera pas à s’ouvrir ou à être ouverte.

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