Interdire

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« Allons Lépine » - couverture du Courrier français (n°34 – XXIIe année), Adolphe Willette, août 1895, Paris, Musée Carnavalet, © Photothèque des musées de la Ville de Paris / cliché Habouzit. 

Pour maintenir la différenciation sexuelle, les autorités ont recours à la réglementation. Sous l'Ancien Régime, la peine de mort était prévue pour les cas de travestissement, jugés nuisibles à l'ordre public et aux "bonnes mœurs". La peine s'adoucit avec la Révolution. Ce dessin fait allusion à l'ordonnance de police de 1800 qui interdit aux femmes de se travestir. Pour les hommes aussi, le travestissement est prohibé, mais pour des raisons différentes.

L'ordonnance de 1800 est à nouveau d'actualité en 1895, en raison du succès des culottes portées par les cyclistes, qui n'ont rien de commun avec le pantalon masculin. Elles sont ici bouffantes, à l'orientale. Le sujet se prête à la plaisanterie : le dessinateur Adolphe Willette joue sur l'ambiguïté lexicale entre culottes et dessous féminins pour faire une allusion sexuelle.

Louis Lépine, préfet de police de Paris, interpellé familièrement, est chargé d'appliquer le règlement et menace en 1895 d'empêcher les cyclistes vêtues en pantalon de circuler. S'il s'oppose à une révision de l'interdiction, c'est pour préserver, dit-il, « l'attrait sexuel » des femmes !

L'interdiction est à nouveau mentionnée en 1930 lors du procès de la sportive Violette Morris. A l'issue d'un débat au conseil municipal de Paris en 1969, la préfecture de Police décide de maintenir l'interdiction. Elle n'est toujours pas abrogée

Ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800)

Les Archives de la Préfecture de Police de Paris conservent un dossier sur le travestissement (DB58) où se trouve le texte de l'ordonnance interdisant aux femmes de se travestir (1).

« Le Préfet de Police,
Informé que beaucoup de femmes se travestissent, et persuadé qu'aucune d'elles ne quitte les habits de son sexe que pour cause de santé ; 
Considérant que les femmes travesties sont exposées à une infinité de désagréments, et même aux méprises des agents de la police, si elles ne sont pas munies d'une autorisation spéciale qu'elles puissent représenter au besoin ; 
Considérant que cette autorisation doit être uniforme, et que, jusqu'à ce jour, des permissions différentes ont été accordées par diverses autorités ; 
Considérant, enfin, que toute femme qui, après la publication de la présente ordonnance, s'habillerait en homme, sans avoir rempli les formalités prescrites, donnerait lieu de croire qu'elle aurait l'intention coupable d'abuser de son travestissement, 
Ordonne ce qui suit :
1 - Toutes les permissions de travestissement accordées jusqu'à ce jour, par les sous-préfets ou les maires du département de la Seine, et les maires des communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et même celles accordées à la préfecture de police, sont et demeurent annulées.
2 - Toute femme, désirant s'habiller en homme, devra se présenter à la Préfecture de Police pour en obtenir l'autorisation.
3 - Cette autorisation ne sera donnée que sur le certificat d'un officier de santé, dont la signature sera dûment légalisée, et en outre, sur l'attestation des maires ou commissaires de police, portant les nom et prénoms, profession et demeure de la requérante.
4 - Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police.
5 - La présente ordonnance sera imprimée, affichée dans toute l'étendue du département de la Seine et dans les communes de Saint-Cloud, Sèvres et Meudon, et envoyée au général commandant les 15e et 17e divisions militaires, au général commandant d'armes de la place de Paris, aux capitaines de la gendarmerie dans les départements de la Seine et de Seine et Oise, aux maires, aux commissaires de police et aux officiers de paix, pour que chacun, en ce qui le concerne, en assure l'exécution.
Le Préfet de Police Dubois »

Note :
(1) Christine Bard, « Le dossier D/B 58 aux Archives de la Préfecture de Police de Paris, Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 10, 1999, p. 164.

Les hommes travestis et l’ordre public

Le travestissement des hommes, si on le distingue bien de l'efféminement, est sans doute encore au début du XIXe siècle difficilement pensable. Les femmes gagnent en se travestissant des libertés que la société leur refuse, mais les hommes ? Au XXe siècle, c'est au contraire le travestissement des hommes, dans un climat d'homophobie et de réglementation officieuse de la prostitution masculine, qui attire l'attention des autorités.

A la Libération, une circulaire du ministre de l'Intérieur, Jules Moch, généralise la décision du préfet de police qui « interdit à Paris dans les bals publics, les attractions ou spectacles dits de cabarets dits "de travesti" comportant le port de vêtements féminins par des hommes. Au terme de cette même décision, il est fait défense aux hommes de danser entre eux dans tous les lieux publics ». En 1963, Paris Presse annonce que « Papon veut interdire le travesti ». Le préfet de police de Paris demande au ministre de l'Intérieur de déposer un projet de loi à l'Assemblée nationale visant à interdire le travesti. Selon un conseiller municipal de Paris, « il devient difficile pour un homme seul de faire le bout de chemin place Clichy - place Blanche, tant sont nombreux les homosexuels qui vous racolent. Ils ont des tenues extravagantes ; il est même difficile de savoir à qui on a affaire : certains ont des coiffures féminines très élégantes ; d'autres sont carrément travestis ».

Cette demande s'effectue dans un climat répressif : la loi du 30 juillet 1960 autorise le gouvernement à « lutter contre l'homosexualité », désormais reconnue « fléau social ». En 1966, L'Aurore, sous le titre « Les travestis : des malades mentaux », reprend les propos d'un psychiatre danois au congrès mondial de la psychiatrie qui considère que s'habiller en homme pour une femme (ou l'inverse) est « le symptôme d'une maladie mentale ». Deux ans plus tard, la France adoptera la classification de l'Organisation mondiale de la santé qui fait de l'homosexualité une « maladie mentale ». C'est l'aboutissement d'une évolution commencée dans le dernier tiers du XIXe siècle, et qui fera du travestissement une pathologie, souvent liée à l'« inversion sexuelle », et non pas un délit.

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Violette Morris, Vainqueur du bol d’or, anonyme, 1927, photographie noir et blanc, © Roger-Viollet.

La championne Violette Morris perd son procès en 1930

Violette Morris (1893-1944) entre dans la vie en décevant son père, qui souhaitait un garçon. Il a déjà une fille et n’aura plus d’autre enfant. Peu aimée, la petite fille, archétype du « garçon manqué », investit toute son énergie dans le sport. Elle excelle dans de nombreuses disciplines : natation, haltérophilie, football, motocyclisme, course automobile, cyclisme, lancer de poids et de javelot. Elle apprécie les épreuves mixtes, possibles en cyclo-cross, water-polo et même en boxe. Ses talents l’amènent au plus niveau puisqu’elle bat des records nationaux et mondiaux, notamment en 1921 lors des premières Olympiades féminines.

Elle incarne à la perfection la femme moderne masculinisée, par le choix de ses vêtements, sa manière de fumer, mais aussi par la mastectomie complète qu’elle fait réaliser en 1927 pour se sentir mieux dans l’habitacle des voitures de course. Elle est aussi très libre de mœurs et affiche sa bisexualité.

La popularité de Violette Morris, championne omnisports, est à son faîte lorsque la Fédération Féminine Sportive de France lui retire sa licence, en 1927, lui reprochant de nombreux dérapages violents, ses manières, « déplorable exemple » pour les jeunes filles qu’elle encadre en tant qu’entraîneuse de la Fédération. La championne porte plainte. Le procès a lieu en 1930. La Fédération a choisi de faire du pantalon porté par la sportive le symbole de toutes ses « déviances ».

Le droit au pantalon devant la 3e chambre du tribunal civil de Paris

« Un pantalon de drap bleu marine, surmonté d'un veston de même, au col et aux manches duquel apparaissait la plus élégamment virile des chemises de soie. Pochette, stylo vert vif, une trace de tabac à ses doigts bagués, un bon sourire sur son visage à cheveux plats : telle était hier, Mme Violette Morris, championne en tous sports et amazone connue qui se fit couper naguère, un sein, non pour tirer à l'arc, mais pour mieux conduire son auto » écrit un journaliste.

L'une des deux avocates de la Fédération féminine sportive de France, Yvonne Netter, avance que les femmes n'ont pas le droit de « porter culotte dans la rue » (Le Journal, 25 février 1930). Remarque stupéfiante, venant d'une féministe aussi progressiste qu'Yvonne Netter. Les féministes semblent se ranger du côté de l'ordre, alors que l'opinion publique tolère l'excentricité accueillie avec un mélange d'ironie et de sympathie. Le préfet de police lui-même n'ose « plus tirer ce texte de son doux sommeil » remarque un journaliste ! Mais pour la Fédération, c'est l'image du sport féminin, en plein essor mais toujours contesté, qui est en jeu. Comme sur d'autres questions, comme le droit de vote, il s'agit de bien montrer qu'il ne menace pas la différenciation des genres.

Le tribunal n'a pas à se prononcer sur le refus de la licence, qui dépend du règlement de la fédération et conclut :

« Nous n’avons pas à nous occuper de la façon dont se vêt à la ville et dans ses autres occupations Mme Violette Morris, mais nous estimons que le fait de porter un pantalon n’étant pas d’un usage admis pour les femmes, la FFS avait parfaitement le droit de l’interdire. En conséquence, le tribunal déboute Mme Violette Morris et la condamne aux dépens ».

L’avocat de la sportive, Henri Lot, qui s’était écrié que le pantalon était l’avenir des femmes, reste abasourdi.Dans une interview donnée juste après le procès et censurée, « la Morris » se défend dans le langage qui lui est justement reproché : grossier, délateur, obscène, révélant les frasques des « salopes » et autres « pétasses » de la Fédération.

« Et on vient dire, la bouche en cul de poule : mais elle s’habille en homme, mais elle boxe un connard d’officiel qui arbitre à tort et à travers, mais elle se balade à poil dans les vestiaires, comme si ce n’était pas justement réservé à ça, mais elle ‘dévergonde’ nos filles ! Tout ça parce qu’un jour j’ai roulé un patin à une môme qui me collait au train ! Elle se disait amoureuse de moi, ça arrive, figure-toi, ces choses-là. Mais je n’ai jamais débauché personne de force. » (source)

Rancune sociale et logique nazie

« Nous vivons dans un pays pourri par le fric et les scandales », continue-t-elle, « gouverné par des phraseurs, des magouilleurs et des trouillards. Ce pays de petites gens n’est pas digne de ses aînés, pas digne de survivre. Un jour, sa décadence l’amènera au rang d’esclave, mais moi, si je suis toujours là, je ne ferai pas partie des esclaves. Crois-moi, ce n’est pas dans mon tempérament ».

Logiquement, Violette Morris prend le parti de l’Allemagne. Un parcours que l’on peut rapprocher de celui d’une autre « travestie » célèbre outre-Manche, qui organise les entraînements de boxe des fascistes britanniques : le colonel Parker, passée elle aussi par un procès à la fin des années 1920 pour avoir contracté un mariage avec une femme. Un voyage en Allemagne en 1934 permet à Violette Morris de nouer des liens avec des nazi-e-s. Idéologiquement, elle est nazie, et se dit prête à faire « crever la ploutocratie judéo-maçonnique ». Elle entre dans le service de sécurité des SS, le SD et devient une espionne appréciée, utilisant ses relations dans le milieu sportif.

Violette Morris poursuit ses activités dans la France occupée, réalisant de nombreuses missions pour la Gestapo, interrogeant – torturant – les femmes et les hommes impliqués dans les activités de la résistance. De Londres, les corps francs de Normandie reçoivent l’ordre de la supprimer. C’est chose faite le 26 avril 1944, des hommes du maquis « Surcouf » lui tendent un getapens et l’abattent d’une rafale de mitraillette.

1969 : gare aux « variations imprévisibles de la mode »…

En 1969 le débat sur l’ordonnance de 1800 resurgit dans le débat politique : le Dr Bernard Lefay, conseiller de Paris, adresse au préfet de police une question écrite au sujet de la « modernisation » de cette réglementation.

Le Dr Bernard Lefay :

« Il serait regrettable que des poursuites fussent intentées à l'encontre de personnes du sexe féminin en application de l'ordonnance de police du 16 brumaire an IX. [...] L'exigence de demande d'autorisation n'a plus cours mais il est de jurisprudence constante que la désuétude ne peut se substituer à un texte formel pour abroger une mesure législative ou réglementaire. Une menace continuera donc à planer sur de nombreuses femmes qui ne sauraient invoquer les exigences de la mode pour se disculper devant l'autorité, car les foudres de l'adage "nul n'est censé ignorer la loi" réduiraient à coup sûr au silence les canons de l'esthétique vestimentaire ».

Dans sa réponse, le préfet de police Maurice Grimaud estime « sage de ne pas changer des textes auxquels les variations prévisibles ou imprévisibles de la mode peuvent à tout moment rendre leur actualité » (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 20 juin 1969).

Que cache ce refus ? Quarante ans plus tard, il confesse qu’il trouvait « la jupe ou la robe, revues par Christian Dior et Yves Saint Laurent, infiniment plus seyantes que le pantalon masculin, taillé le plus souvent dans un jean peu propice à l’élégance »[1].

Note :
[1] Lettre de Maurice Grimaud à Christine Bard, DATE

2013 : l’ordonnance de 1800 devient une « pièce d’archives »

Pendant une quarantaine d’années, il n’y aura plus de demandes d’abrogation de cette mesure assez oubliée. Ce sont les recherches historiques sur le sujet qui vont rappeler son existence. Des parlementaires se sont emparés du sujet, mais plus tardivement, et en ignorant tout du dossier. En 2004, Jean-Yves Hugon, député UMP de Indre, en 2007, Alain Joyandet, député UMP de la Haute-Saône, en 2009 le député UMP des Yvelines Pierre Morange demandent l’abrogation de ce qu’ils pensent être une loi, sans succès. En 2010, pour le 1er avril, des humoristes du groupe de députés radicaux de gauche et apparentés attentifs aux chantiers « prioritaires » en font un poisson d’avril. Le « pittoresque » du sujet paraît être une puissante motivation. En 2011, la gauche socialiste et écologiste, à l’initiative de Maryvonne Blondin, sénatrice socialiste du Finistère, veut « supprimer des références anachroniques et obsolètes aux droits des femmes » et propose d’abroger la « loi » du « 26 brumaire an IX ». sénateur de la Côte-d’Or Alain Houpert reprend le combat le 12 juillet 2012.

En vérité, la démarche la plus logique consiste à demander à la préfecture de Paris de revenir sur cette ordonnance, ce que fait, en 2010, le conseil municipal de Paris, dans un vœu adopté à la demande des écologistes et des communistes. Mais le préfet de police répond qu’il a mieux à faire que de « l’archéologie législative » et qu’il se préoccupe de sujets sérieux, tels que les violences à l’égard des femmes.

En 2004 déjà, Nicole Ameline, ministre déléguée à la Parité et à l’Égalité professionnelle, avait répondu à Jean-Yves Hugon qu’« il ne lui paraissait pas opportun de prendre l’initiative d’une telle mesure [l’abrogation] dont la portée serait purement symbolique, la « désuétude » lui semblant « efficace que l’intervention ». Certes, nul policier – ou policière, probablement vêtue d’un pantalon – n’irait se risquer à arrêter une « travestie » – mot lui aussi tombé en désuétude. Mais Violette Morris croyait déjà, en 1930, à cette désuétude, notion floue et parfois trompeuse.

La médiatisation d’Une histoire politique du pantalon à partir de 2010 et la demande d’abrogation de la « loi sur le pantalon » formulée par le mouvement Ni Putes Ni soumises et transmis aux candidats à l’élection présidentielle de 2012 auront contribué à un retour du sujet sur la scène politique. Après l’élection de François Hollande, la ministre des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports Najat Vallaud-Belkacem, socialiste, déclare que l’ordonnance est « implicitement abrogée » Cet acte politique prend enfin au sérieux l’interdiction dans sa dimension juridique et symbolique, historique et mémorielle et considère que l’ordonnance n’est plus qu’une « pièce d’archives » (Communiqué du 31 janvier 2013).

« La loi du 7 novembre 1800 évoquée dans la question est l'ordonnance du préfet de police Dubois n° 22 du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), intitulée « Ordonnance concernant le travestissement des femmes ». Pour mémoire, cette ordonnance visait avant tout à limiter l'accès des femmes à certaines fonctions ou métiers en les empêchant de se parer à l'image des hommes. Cette ordonnance est incompatible avec les principes d'égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France, notamment le Préambule de la Constitution de 1946, l'article 1er de la Constitution et la Convention européenne des droits de l'homme. De cette incompatibilité découle l'abrogation implicite de l'ordonnance du 7 novembre qui est donc dépourvue de tout effet juridique et ne constitue qu'une pièce d'archives conservée comme telle par la Préfecture de police de Paris » (JO Sénat, 31 janvier 2013, p. 339).