Réformer

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Amelia Bloomer, d’après un portrait publié dans ‘Illustrated London News’ reproduit dans John Grand-Carteret, ‘La Femme en culotte’ (1899), anonyme, 19e siècle, © collection particulière. 

En 1850, la New Yorkaise Amelia Bloomer est en avance sur son temps lorsqu'elle propose un costume féminin rationnel, qui fait des gorges chaudes un peu partout. Loin de vouloir créer un vêtement "masculin", elle est au contraire, en femme romantique de son temps, fascinée par les pantalons des femmes turques.

Le mouvement de réforme du costume se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre et en Allemagne, des intellectuels s'y impliquent, mais en France, c'est l'échec. Du moins si l'on cherche un mouvement bien organisé. Cependant des féministes tentent d'interpeller l'opinion, comme Jeanne Deroin, dès 1852. Une ligue pour la réforme du costume se forme en 1891 : la doctoresse Marie Pierre réclame un costume hygiénique et commode identique pour les deux sexes ; sa ligue adhère à la fédération française des sociétés féministes.

Cependant, les féministes se déchirent sur la longueur de la jupe. Le camp de la jupe courte « masculinisante » (courte mais couvrant la jambe entière, la jupe « longue » est celle qui traîne sur le sol), gagne du terrain et la contestation prend de l'ampleur, progressivement, grâce à leur influence croissante conjuguée à celle des hygénistes. La bicyclette vient au bon moment fournir une solution de compromis. La mode intègrera plus tardivement ces désirs de changements.

"Réforme des costumes", publié par Jeanne Deroin

« Réforme des costumes », dans Almanach des femmes pour 1852, 1ère année, publié par Jeanne Deroin, 1852,p. 62-70. 

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REFORME DES COSTUMES

Le Journal des Débats, et après lui, beaucoup d’autres journaux, nous ont entretenus dans le courant de septembre, et sous ce titre : Les Jupons et les Culottes, d’une réforme que tentent d’introduire en Angleterre et partout où les femmes le jugeront à propos, une société d’intrépides Américaines venues de loin pour donner la première impulsion à leur œuvre. Nées sur 

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le sol de la liberté, ayant pu y développer leur sens moral et intellectuel, nos réformatrices, voyant les femmes de toutes les nations, amenées par les circonstances et le sentiment du droit, à entrer de plus en plus dans la vie pratique et extérieure, nos réformatrices ont jugé, à ces signes, que l’habillement des femmes, tel qu’il existe, est destiné, comme entrave à ce progrès, à recevoir au plus tôt de profondes modifications. Ce n’est plus à la mode qu’elles en appellent cette fois pour déterminer ce changement ; ce ne sont plus les charmes de la femme qu’elles invoquent. Mais, abordant un ordre nouveau, elle en appellent ni plus ni moins que les peuples libres, à la constitution même de tout être humain et au droit d’aller et de venir, que confère cette constitution à chacun de ses membres, sans distinction de sexe. C’est pour restituer à la femme, lésée par nos sottes coutumes, ses prérogatives naturelles, que nos réformatrices se lèvent. Les raisons dont elles appuient leur œuvre sont excellentes et tiennent surtout au sens commun. Mais, le sens commun n’étant pas plus élevé que le droit commun chez les nations, nous laissons à penser l’accueil qui était réservé à nos courageuses Américaines, partout où elles abordaient sur notre continent. En France, quant à leurs idées, les journaux du progrès se sont abstenus de parler d’après eux-mêmes : ils ont tous reproduit l’article des Débats.

On devine l’esprit de cet article, c’est pourquoi nous ne serons pas suspecte en mettant, d’après cette source, sous les yeux de nos lecteurs, les raisons exprimées par les réformatrices dans les discours prononcés par elles, et que les Débats ont empruntés aux journaux anglais. Madame Dexter, femme de 33 ans, paraît être à la tête du mouvement réformateur, disent les Débats, et c’est dans un meeting où il y avait une foule immense que madame Dexter a fait son apparition. Elle était revêtue du costume qui fait l’objet de la réforme, et pour la gravité de la circonstance, madame Dexter était habillée complètement en noir. Le costume consiste en une sorte de veste ou justaucorps, semblable à ce qu’on nomme aujourd’hui un caraco, ouvert sur la poitrine et laissant voir un gilet boutonné et avec les manches plates ; puis une jupe courte qui

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descend aux genoux ; puis des pantalons très-larges au genou, serrés à la cheville avec des élastiques, et bouffant sur des petites bottes hongroises. La coiffure tient le milieu entre le chapeau d’homme et le chapeau de femme.

« On conviendra, dit madame Dexter, que la toilette des femmes rentre dans le domaine de la femme. Et cependant, tout ce qui s’écarte de l’usage est regardé avec défiance. La mode est toute puissante chez les nations qui se piquent de civilisation. Il y a eu un temps où une femme à la mode était obligée de s’amasser des édifices sur la tête. A une autre époque, les femmes se sont soumises à étendre leur circonférence naturelle avec des paniers qui les empêchaient de passer les portes.
Il était réservé à la nation anglaise de pousser à l’extrême l’absurdité d’un costume qui sacrifie annuellement des milliers des plus belles œuvres de la nature. Je veux parler de cette mode infernale des corsets… Parlerai-je des longues jupes ? Un jour de pluie, c’est un vrai panorama vivant ; cela nous donne plus de mal à porter qu’un baby . Et notez bien que c’est aussi incommode par le beau que par le mauvais temps ; car, par un beau jour, nos longues jupes balaient la poussière. Qu’est-ce qui nous prive du libre exercice de nos membres. Nos jupes. Nous ne pouvons pas nous aller promener librement dans la campagne. Pourquoi ne pourrions-nous pas sauter une haie sans l’assistance d’un mari ou d’un amant ? N’avons-nous pas assez d’élasticité dans notre constitution ? Figurez-vous Vénus offerte à l’admiration des hommes avec des formes soutenues par de la baleine ! La difformité est une conséquence à la civilisation. Les femmes grecques d’aujourd’hui portent des pantalons, et les Italiennes des jupons courts. Tout notre mal vient de ce que nous empruntons nos notions de la beauté aux anciens. Nous en sommes toujours aux Grecs et à leurs imitateurs les Romains… Les femmes de la Géorgie, de la Circassie et de l’Inde, la moitié des femmes du monde, n’ont jamais vu que des pantalons ; et je suis bien sûre de n’être pas toute seule à en porter. En Amérique, on se demande de quel droit

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les hommes portent seuls des culottes. En Chine, ce sont les hommes qui portent les robes et les femmes des pantalons… On pourra m’accuser de hardiesse ; mais la hardiesse n’est pas l’immodestie. Il y a des personnes qui se trouvent mal devant une araignée et qui avaleraient un chameau. J’en appelle à tout homme qui a eu l’occasion de marcher derrière une femme, un jour de grand vent, je lui demande si notre toilette actuelle a droit au monopole de la décence. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, le costume qu’on appelle immodeste est très-bien porté ; mais le lendemain, on le trouve inconvenant. Il est temps que les principes de philosophie qui caractérisent notre époque soient appliqués à la toilette. Je pourrais prouver au besoin que le costume des hommes est absurde… »

Certes, malgré la hardiesse de la proposition, comme le dit madame Dexter, qui ne voit sur quelles raisons excellentes cette proposition s’appuie ? Et puis, d’ailleurs, cette hardiesse même ne nous paraît telle, qu’à cause de notre regrettable indifférence et de nos habitudes de lâche soumission à tout ce qui n’a pas même l’apparence du bien pour soutien. Vous avez mille fois raison, mesdames ! et c’est parce que l’avenir vous appartient sans doute ; c’est parce que votre réforme semble se combiner tout à la fois avec le bon sens, la nécessité, avec la moralité elle-même ; c’est parce qu’elle est une des prérogatives naturelles de la liberté de la femme et un des signes de transformation sociale, que le présent se sent mal à l’aise vis-à-vis de vous et vous décoche des derniers traits. C’est bien le moins qu’il pouvait faire, à vous qui venez rompre avec la tradition des charmes divins sur laquelle s’appuyait le tyran de la mode pour consacrer ses plus grandes énormités, comme on a rompu ailleurs, avec d’autres prérogatives tout aussi peu divines !
Votre réforme vient en son temps, elle est utile, et tout nous porte à croire qu’elle sera adoptée. Comme pour toute chose importante, on ira timidement, on y montera par degrés, mais on y arrivera. Un peu de courage de la part des femmes, plus d’indépendance dans leur position ; une occasion d’activité, de voyage… tout se rattache à la question, tout viendra favoriser votre œuvre.

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Comme vous le dites : il est temps que les principes de philosophie qui caractérisent notre époque soient appliqués à la toilette. Et que faites-vous, après tout, sinon à l’occasion de l’hygiène la plus nécessaire, l’éclectisme le plus rationnel ? Pour garantir aux femmes la santé et l’indépendance corporelles, vous empruntez aux Italiennes leurs jupons courts, vous prenez aux Chinoises leurs pantalons. Image dérisoire chez ces pauvres femmes à qui l’on broie les pieds dès leur enfance, par ordre de leurs maris ou de leurs pères, les législateurs, le pantalon, par vous, devient enfin, pour les femmes d’autres contrées, le signe de l’indépendance et de l’activité.

Cette activité ne s’arrêtera pas ; et peut-être un jour, vous, ou les femmes réformatrices qui continueront votre œuvre, trouverez le moyen de faire rendre aux Chinoises et à toutes les femmes du globe les prérogatives que vous réclamez aujourd’hui, par des moyens qui, sans la chaleur de cœur et le dévouement dont vous donnez l’exemple, resteraient à jamais impuissants.

EVE.

[...]

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Une de nos amies nous écrit que les journaux allemands ne sont nullement étonnés de la réforme du costume des femmes et l'ont accueillie avec bienveillance ; tous en parlent, dit-elle, et louent cette réforme comme un progrès vers le bon sens et le bon goût.

Un journaliste de Francfort, entre autres, se réjouit de ce que les femmes puissent dorénavant marcher librement et sans gêne, au lieu de se traîner péniblement à travers la boue et la poussière. Quelques dames, peu nombreuses encore, ont revêtu le costume en Allemagne, et les journaux qui en soutiennent l'idée trouvent une occasion de plus pour le louer.

Voilà donc le bon sens des Allemands tenant une fois de plus à distance l'esprit et la galanterie du Français.

Divergences entre féministes

En 1899, pour la féministe Hubertine Auclert, « les hommes libres ont uniformisé leur costume simple ; celles qui rêvent de devenir leurs égales ne peuvent prétendre conserver les artifices d'esclaves, le luxe antiégalitaire qui ne s'acquiert qu'au détriment de la liberté » (source). Son point de vue n'est pas partagé par son aînée en féminisme, Maria Deraismes, rebutée par l' "odieuse et triste uniformité des hommes", et charmée par "nos jolies étoffes claires, brillantes, vivaces". Les féministes vont orienter la polémique sur le costume vers le compromis, sauver le "féminin", en le réformant.

C'est une formule intermédiaire entre le pantalon et la robe qui est trouvée avec la jupe-culotte, portée par plusieurs militantes et popularisée par les cyclistes.

L'enthousiasme des féministes radicales pour cette formule n'est pas partagé par tous, on s'en doute. Un journaliste du Matin, voulant recueillir l'opinion d'un représentant de l'Eglise sur les jupes-culottes, s'entend répondre qu'il faudrait plutôt consulter un médecin aliéniste, qui pourrait traiter la névrose exhibitionniste des détraquées portant ce genre de "demi vêtement".

Des médecins s’en prennent, non seulement au costume, mais à la pratique même du vélocipède qui ruinerait les organes génitaux féminins. L’affaire est bien compliquée, du moins à ses débuts. Séverine, hostile au costume masculin, approuve celui des cyclistes ; en revanche Louise Abbéma (voir notice 9), qui porte le travesti, trouve laides ces nouvelles culottes bouffantes. Aux considérations esthétiques se mêlent des réflexions plus politiques.

Pour le journal Le Gaulois, "beaucoup de personnes de bon sens estiment que c’est un important épisode de la revendication féministe […] Pour la première fois, sans que la loi puisse en garantir à l’homme le monopole, la femme lui dispute l’attribut masculin par excellence : le pantalon". La fronde des féministes est suffisamment radicale pour que les culottes cyclistes apparaissent, dès 1893, comme un compromis raisonnable. C’est ce qu’explique à la presse une « femme du monde », Mme Baudry de Saunier : « Un jour viendra certainement où, sans faire partie de l’école un peu outrée de la revendication féminine, et, sans porter précisément la culotte, physiquement et moralement, les femmes porteront un costume plus commode que celui de nos jours. Pourquoi nous effaroucher de ce qui sera admis demain ? ». Le féminisme aura, finalement, inspiré des modes alternatives de séduction.

« Les femmes en culottes », par Maria Deraismes

Maria Deraismes (1828-1894) est la féministe la plus brillante de sa génération. Subvenant à ses besoins sans travailler, elle peut assouvir sa soif de connaissances, de culture et d'engagement : républicaine, première initiée dans la franc-maçonnerie mixte, conférencière recherchée, militante des droits des femmes respectée. Sa pensée féministe est moderne : l'infériorité des femmes est un fait social, et non naturel, son objectif est qu'elles gagnent la libre disposition d'elles-mêmes. Entre femmes et hommes, les différences sont secondaires, inessentielles, leurs similitudes, qu'il s'agit de cultiver, sont gages d'harmonie et d'entente… sauf sur le plan vestimentaire ! De quoi combler les attentes du journaliste de L'Echo de Paris venu interviewer cette vive sexagénaire.

Maria Deraismes, « Les femmes en culottes », L'Echo de Paris, 13 octobre 1891.

« Comme dans Lysistrata, les femmes menacent de se mettre en grève. Mais moins audacieuses que les Athéniennes, elles n'en sont pas encore à ce qu'on peut appeler la grève du lit. Il s'agit seulement, cette fois, de celle de la robe et des jupons.

Tous et toutes garçons ! Ainsi le veulent Mme Choeliga-Loevy, présidente de l'Union universelle des femmes, et son émule et adjuvante, Mme Potonié-Pierre, qui viennent de lancer un manifeste pour le port de la culotte, dans la dernière séance, à la Fédération française des sociétés féministes. Au gré de ces dames, il n'y aura plus à l'avenir que des jupes aussi courtes que possible – en attendant mieux. Le pantalon voilera tristement les jambes. Les suiveurs ne guigneront plus les robes que le coup de vent retrousse et qui laissent deviner par instant les charmes secrets, l'attache fine, la cambrure dégagée, le mollet plein.

Adieu aussi, si l'on écoute ces dames, le décolettage alléchant, l'épaule blanche et ronde qui émerge du corsage avec une naïve impudeur ; adieu l'indiscrète échancrure, qui pénètre comme un fer de lande, au bas de la gorge, et sépare – ou réunit – les globes qui frémissent après la danse. Adieu rotondités désirables ! La femme deviendrait un pieu ou une tonne, et c'en serait fait de toute forme et de toute harmonie.

Que pense-t-on de ces innovations cruelles dans le monde où l'on s'occupe intelligemment d'améliorer le sort des femmes ? Je suis allé le demander à la plus courageuse, à la plus persévérante, à la plus intéressante des émancipatrices féminines, Mlle Maria Deraismes.

CHEZ Mlle MARIA DERAISMES

Rue Cardinet. Une belle maison neuve. Un appartement bourgeois confortable où l'on sent une très large aisance. Dès l'abord on entend un bacchanal de bêtes, chats, chiens, perroquets, et l'œil est réjoui par de belles plantes vertes qui s'épanouissent heureusement dans cet heureux milieu.

La maîtresse du logis illumine du rayonnement de sa joyeuse personne : bonne figure adoucie par des cheveux gros, œil noir très vif, joues roses, corps ample, rire sonore dont les perles s'égrènent gaiement au moindre propos, et avec cela un air de bienveillance, de contentement et de bonne humeur.

- Je suis un partisan déclaré des droits civils de la femme, me dit-elle, je voudrais la voir vivre, dans le mariage, sur le pied d'égalité avec l'homme qui le domine et l'écrase aujourd'hui. Qu'a-t-elle pour défendre ses intérêts ? Rien, sinon le droit de demander sa séparation de biens, alors que sa fortune est dévorée depuis longtemps par son mari et qu'il lui reste tout juste ses yeux pour pleurer. J'ai demandé qu'elle pût voter au moins pour l'élection des juges consulaires et j'ai obtenu gain de cause devant la Chambre des députés, sinon devant le Sénat.

- Mais je proteste absolument contre le port du costume masculin.

- Je veux qu'une femme reste femme, qu'elle conserve sa grâce qui est en même temps sa force. Je suis l'ennemie de ces vêtements laids et douteux qui font de nous des êtres hybrides et je ne sais quels intermédiaires neutres et louches entre l'homme et la femme. A qui a-t-on affaire avec ces figures sans sexe auxquelles on ne peut décemment appliquer un nom ? Cela est ridicule et grotesque.

- Je ne me suis pas mariée, il est vrai, parce que, ayant la chance d'être indépendante, je voulais conserver ma liberté. A moins d'être touchée par le coup de foudre, je ne serais jamais allée au devant de la servitude. Mais le coup de foudre n'a pas éclaté. Il ne pouvait pas venir parce que j'avais l'esprit trop critique, trop observateur. L'enthousiasme ne surgit pas chez ces sortes de natures, et en avançant dans la vie, je n'ai rien regretté.

- Rien du tout, mademoiselle, pas même la maternité ?- Non, pas même cela.Et Mlle Deraismes ajoute, avec un bon sourire qui semble la démentir, ces paroles que l'on n'attendrait certes pas sur ses lèvres :

- Je suis une pessimiste, moi.

- Comment, Mademoiselle, vous aussi, si bonne, si joyeuse, vous qui – on le sait – faites tant de bien autour de vous.

- Eh ! oui, je suis pessimiste, sans copier Schopenhauer, que l'on n'avait pas attendu, car il avait été bien distancé par Lucrèce et les anciens, je trouve que la vie est un fichu cadeau et je me réjouis de ne pas l'avoir donnée. L'injustice me révolte ; ce problème du bien et du mal, si inéquitablement répartis, me trouble, me blesse, m'indigne. Dans ce grand inconnu où nous somme noyés, je ne puis m'empêcher d'attendre je ne sais quelle réparation.

- Et puis, comme si la saine et robuste nature de Mlle Deraismes ne pouvait rester sous cette pénible impression, elle ajoute, en éclatant de rire :

- Celles qui veulent abandonner nos jolies étoffes claires, brillantes, vivaces, me font l'effet d'assombrir encore la vie. […] C'est un devoir de sociabilité de s'habiller le plus agréablement possible, ne fût-ce que pour réjouir la vue des autres ».

L’argument médical

Dans la prestigieuse revue de la Société d'anthropologie de Paris, le Dr Félix Régnault plaide pour que la « raison » guide une réforme de la mode. Il approuve les féministes adeptes de la robe courte, car les longues, explique-t-il, « balaient les trottoirs et ramassent les microbes avec la saleté. L'examen de la bordure d'une robe a révélé les microbes de la diphtérie de la tuberculose, du tétanos, du pus, en un mot de toutes les bactéries pathogènes ». Il prend position aussi sur le corset, qui suscite un vif débat médical dans les années 1900. En 1898, l'une des premières doctoresses a soutenu une thèse sur le corset. La polémique éclate aussitôt.

Mme Tylicka contre le corset (1898-1899)

Cette doctoresse de nationalité polonaise a soutenu en 1898 une thèse à la faculté de médecine de Paris intitulée « Du corset, ses méfaits au point de vue hygiénique et pathologique ». Publiée l'année suivante, elle provoque un débat dans la presse et dans les milieux médicaux. Hubertine Auclert, on l'a vu, est heureuse de citer cette référence scientifique, venant appuyer la cause de la suppression du corset. Le Petit Journal, à la fin de l'année 1899, rend compte des conclusions de la thèse, tout en émettant quelques doutes sur l'envie des femmes de s'affranchir de la mode et la capacité des hommes à réviser leurs jugements esthétiques.

En 1900, le débat sur le corset fait rage. La thèse de Mme Tylicka a mis le feu aux poudres. Selon le Dr Butin, elle s'y livre à « un violent réquisitoire contre le corset et propose sa suppression et son remplacement par une brassière de toile forte, ajustée à la taille, descendant seulement jusqu'à la ceinture, boutonnée devant et munie de deux baleines de chaque côté pour soutenir les seins ». Or, commente ce professeur à la faculté de médecine de Paris, « l'expérience a montré combien ces anathèmes et ces décrets de suppression sont vains et stériles.

La simple lecture de ces conclusions montre combien leur auteur est peu parisien, je dirai même peu français ». Car en France, les femmes ont la « légitime coquetterie de leur vêtement ». Et de citer ses confrères qui reconnaissent une certaine utilité au corset. Le Dr Proust, professeur d'hygiène à la faculté de médecine, dans son Traité d'hygiène, prend ainsi parti contre « l'exagération » et estime le coset indispensable « pour assurer le développement régulier des formes, maintenir les jeunes personnes dans l'habitude de se tenir droites et de ne pas s'abandonner à une liberté d'allure très nuisible à la beauté » (source).

Le Dr Budin suit ces conclusions, contre l'opinion de Mme Tylicka. Mais le conservatisme de certains médecins ne suffit pas à désarmer les adversaires du corset qui sont rejoints par la chanteuse Yvette Guilbert, « martyre » du corset, qui a subi l'ablation d'un rein (trop comprimé par le corset, il était devenu « flottant ») (source).

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Déformations du squelette dues au corset dans le Bulletin et mémoire de la Société d’anthropologie de Paris, 728e séance, (17e conférence annuelle transformiste : l’évolution du costume par le Dr Félix Régnault, p. 344), anonyme, juillet 1900, papier imprimé, Paris, Bibliothèque du Musée de l'Homme, © Bibliothèque du Musée de l'Homme.

La "preuve" par le dessin anatomique (1900)

On retrouve le même système de comparaison et un identique modèle de femme « saine » non déformée par le corset dans l'ouvrage du Dr Butin, p. 48. La silhouette serait inspirée par la Vénus de Médicis, reproduite dans Le Magasin pittoresque en 1833. 

L'avis du Dr Régnault sur l'effet du corset

« Le corset est trop serré. Par esprit d'exagération les femmes se font une taille de guêpe. Il en résulte des déformations du foie, de l'estomac qui devient vertical ou bilobé : d'où des dyspepsies, les chutes de la matrice sous la pression des organes abdominaux. La pression sur les côtes inférieures gêne le jeu du diaphragme et oblige les femmes à une respiration costale supérieure qui diminue quand on le quitte. Le corset est d'autant plus dangereux qu'il forme un plus long fourreau serrant le corps sur une plus grande hauteur […]. Un corset ainsi compris élève les épaules, donne de la raideur et abîme pour l'artiste la flexibilité des lignes féminines. » 

Un conseil : remplacer le corset par une ceinture abdominale

« Pour autant, on ne conseillera pas la suppression pure et simple du corset. Celui-ci est un soutien pour les muscles lombaires et abdominaux. Il joue le rôle de l'anneau de cuir que mettent les portefaix au poignet pour maintenir les tendons dans leurs gaines. Les gymnasiarques le savent bien quand ils se serrent les lombes d'une ceinture de gymnastique ; de même les races agiles. Basques, Espagnols, Corses et en général les peuples montagnards se ceignent les reins ; les Romains disaient déjà avec raison de se méfier des jeunes gens « discincti » qui ne se ceignaient pas : ils étaient efféminés, incapables d'efforts virils.

Que la femme adopte la large ceinture de gymnastique qui serre les reins et les lombes mais qui ne remonte pas trop haut et laisse libres les côtes inférieures. Cette ceinture suffira à soutenir les jupes.

Pour les femmes qui ont un abdomen relâché et tombant (ptose) il convient de le maintenir par une ceinture hypogastrique qui descende jusqu'au pubis et prenne point d'appui sur les épines iliaques (Gache-Sarraute). Il appartient aux couturières d'orner ces ceintures simples ou orthopédiques de façon à pouvoir leur conserver le nom de corset. »