Inverser

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« Le coup d’Etat féminin », La Caricature, n° 42, Alfred Robida, octobre 1880, papier imprimé, 32,3 x 23 (cm), Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Depuis l'Antiquité, la femme habillée en homme préfigure un monde inversé cher aux humoristes. Porter la culotte symbolise le pouvoir. Plus la société exclut les femmes (de la sphère publique, de l'instruction, du pouvoir politique), plus la peur de la revanche hante l'imaginaire du dominant. L'inversion des rôles est un fantasme antiféministe. Le XIXe siècle le montre généreusement, produisant à foison des caricatures de politique-fiction telles que celles-ci. On en trouve encore au XXe siècle. Les plus célèbres humoristes y contribuent tel Albert Robida (1848-1926), maître du dessin fantastique, auteur d'une œuvre monumentale.

Que se passerait-il si les femmes menées par Hubertine Auclert, armées de vitriol, prenaient le pouvoir au "président de la République masculine" ? Si elles s'insurgeaient, bâtissant des barricades, avec des airs de "liberté guidant le peuple", en plus habillées ? Si elles jouaient les Pétroleuses, accusées d'avoir incendié Paris en 1871 ?

Elles se donneraient des droits politiques exclusifs, indemniseraient les victimes du "despotisme" mâle et surtout, elles réformeraient le costume féminin.

Il s'agit ici d'une masculinisation d'opérette, mélangeant frous-frous (dentelles, volants, coiffures sophistiquées pour cheveux longs) et signes masculins (cigarette, chapeaux, jambes écartées, bras éloignés du corps, canne). Au premier plan à droite, la femme en culottes se détache, en raison de ressemblance avec George Sand.

Fait rare dans ce genre d'humour, les hommes féminisés sont montrés en robe, seuls les moustaches et les barbes rappelant leur sexe, autrefois fort.

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Le plus drôle dis donc, Le Journal amusant, reproduit dans John Grand-Carteret, La Femme en culotte, 1899, Mars, avril 1895, © collection particulière.

Porter la culotte

« Porter la culotte est une très vieille expression signifiant « avoir le pouvoir », notamment dans l’univers domestique. C’est en principe l’homme qui la porte, mais finalement, c’est au féminin que s’accorde le plus souvent cette expression populaire, sans cesse actualisée.

Ainsi, en 1895, la mode cycliste appelle inévitablement le vieux constat. Le dialogue de ce couple est bien généralisable. Les femmes n’ont-elles pas, finalement, toujours porté la culotte ? C’est bien ce qui est suggéré. Est-ce plus vrai encore dans les milieux populaires urbains où la femme joue souvent le rôle de « ministre des finances » ?

Ce dessin de Mars, dans Le Journal amusant, même s’il donne les culottes à Hortense, montre un couple dans un rapport assez égalitaire – suggéré par la symétrie des deux personnages et de leurs vêtements. Il concède toutefois un léger avantage à Hortense qui gagne pour l’écartement des jambes, des bras, pour la carrure (exagérée par ses manches ballons) ; elle dépasse même son compagnon, légèrement en retrait derrière elle. Que reste-t-il au dominant ? Une taille supérieure. Et le rappel à la loi, épée de Damoclès vieillissante suspendue au dessus des femmes émancipées. Le dessinateur donne ici une version bon enfant, dénuée de misogynie du vieux conflit intersexuel.

La dispute de la culotte, depuis le Moyen Âge...

Le thème de la dispute de la culotte est d’une grande banalité. On trouve les premières représentées sous forme de sculptures dès le Moyen Âge. Leur inspiration est misogyne : elles montrent l’impensable et ce qu’il faut éviter: que la femme l’emporte sur l’homme. Elles ont connu bien des variantes, mais souvent, elles s’inspirent comme ici du principe du « monde à l’envers », qui explique que dans cette « grande querelle du ménage », le garçon et le chien soient du côté de la femme, et le chat et les filles du côté de l’homme.

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La grande querelle du ménage, estampe de Pellerin à Epinal, anonyme, 19e siècle, estampe, Paris, Musée des Arts et Traditions Populaires, © Cliché Musée des Arts et Traditions Populaires.

Le chaos est évoqué par les objets renversés, le rouet avec lequel la femme travaille, est par terre. Elle brandit le rouet, lui le bâton. La culotte que le couple se dispute est une culotte à la française, avec une braguette à pont, pendante… Une datation approximative aux années 1810-1820 est possible grâce aux vêtements montrés (robe empire de la poupée, à gauche, pantalon de l’homme).

Cette image évoque la société paysanne riche en proverbes sur ce sujet. « Tiens le pantalon si tu veux la paix » (Corse). « Ni pantalons la femme, ni jupes l’homme » (Catalogne), relevés par Martine Ségalen (note). Mais la société urbaine, prolétaire ou bourgeoise, connaît également ce type d’inversion. La cause de la dispute ? La jalousie du mari trompé, la paye dépensée au bistrot…

Un fantasme antiféministe : l’inversion des rôles

Femme-auteur, bas-bleu, émancipée, femme libre, femme nouvelle, garçonne… nombreux sont les termes qui désignent un personnage, un « type » plus qu’une réalité historique. Particulièrement avec la caricature, jouant sur la déformation, l’excès, c’est un imaginaire masculin mêlant idéologie, fantasmes, peurs, attirances, dégoûts que ces sources révèlent.

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« La Nietzschéenne », dessin dans L’Assiette au beurre, n° 442 (p. 1242), Henry Bing, septembre 1909, papier imprimé, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Personnage créé en 1909 par le peintre montmartrois Henry Bing, la Nietzchéenne personnifie l’inversion. Sa blouse de peintre fermée jusqu’au col masque de vieilles nippes et un corps maigre, asexué (absence de poitrine). Le chignon signale qu’il s’agit d’une femme, la pipe nous renvoie à la masculinisation, ainsi que les propos rapportés en légende.

La « Nietzchéenne » a les ambitions démesurées, désordonnées, compulsives de la « femme nouvelle » du début du siècle, ici tournées en ridicule. Son art de la peinture se résume aux croûtes accrochées aux murs ; en musique, son goût la porte vers un instrument masculin, le trombone ; scientifique peu crédible, elle étudie la physique (allusion à Marie Curie) tout en se livrant au spiritisme, très à la mode. L’aviation, débutante, attire effectivement des femmes qui font la une des journaux (note). La philosophie lui vaut son surnom de Nietzchéenne ; symbole de modernité mais aussi de chaos, de folie, de déstabilisation…

La femme-modèle est évidemment en tous points son opposé sur le plan physique et moral. La question qu’elle lui pose la ramène à ce qui est censé être l’essentiel dans la vie d’une femme : l’amour. Le message est clair : la femme nouvelle se condamne à un célibat volontaire ou subi, ses ambitions la coupent des hommes et des femmes normales ; les femmes masculinisées perdront toute séduction.

Inverties du point de vue du genre, elles le sont aussi au sens médical : homosexuelles par goût ou par défaut ! N’est-ce pas ce que suggère cette scène où la la Nietzchéenne peint des nus féminins, indice d’un désir plus ou moins conscient ? Condamnée au ridicule et à la solitude, il lui reste l’alcool : une bouteille de pastis traîne sur le sol.


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Je ne voudrais pas épouser, dessin paru dans Le Charivari (reproduit dans John Grand-Carteret, La Femme en culotte, 1899), Cham, octobre 1851, papier imprimé, © collection particulière.

L’inversion ne fait pas le bonheur…Dans Le Charivari, auquel il collabore régulièrement, Cham, au milieu du XIXe siècle, l’indiquait tout aussi clairement. Habillées selon les principes d’Amelia Bloomer, les femmes ne plairaient plus aux messieurs, convaincus qu’une telle tenue signale une femme dominatrice. Rien d’original, donc, dans l’imagination réactionnaire d’Amédée de Noé dit Cham (1818-1879), dessinateur (40 000 dessins dans la presse française – dont Le Charivari - et britannique).

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Le féminisme en 1958, dans Je sais tout (14e année, 1er semestre), Clément Vautel, mai 1918, papier imprimé, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Politique-fiction : le triomphe du féminisme en 1958

Dans Je sais tout, mensuel à grand tirage, Clément Vautel imagine en 1918 la victoire du féminisme en 1958, soit quarante ans plus tard. Comme son prédécesseur Robida, il pense à une réforme obligatoire du costume : les femmes masculinisées imposant par la force le nouvel uniforme.

Le féminisme est ici dépeint comme un mouvement totalitaire. Révolutions et régimes forts s’efforcent en effet de réaliser leur projet d’Homme nouveau, entre autres en lui imposant un costume spécifique. Le scénario de Vautel n’étonnera pas : il compte en effet parmi les journalistes les plus activement antiféministes. C’est en prétendu « français moyen » qu’il s’acharne contre l’émancipation des femmes, mais aussi qu’il développe ses préjugés antisémites.

Clément Vautel, pseudonyme de Clément Vaulet (1876-1954), d’origine belge, est connu comme journaliste : auteur de 30 000 articles, il est aussi scénariste. Il commence à écrire ses romans la quarantaine venue, « pour gagner le pain de ses vieux jours ». Il s’inspire de l’actualité, vue d’une manière satirique. C’est, entre les deux guerres, un succès populaire avec Mademoiselle sans-gêne, Madame ne veut pas d’enfant, mais surtout Mon curé chez les riches (record de ventes pour un roman français, un million d’exemplaires vendus) et Mon curé chez les pauvres. Il a publié en 1941 ses « souvenirs d’un journaliste », Mon film (Albin Michel).

« La robe », par Hubertine Auclert

Hubertine Auclert (1848-1914), initiatrice du suffragisme en France, féministe considérée comme une des plus radicales de son temps, donne son opinion sur la robe dans un journal, Le Radical, dont elle est une collaboratrice régulière (deux articles mensuels de 1896 à 1909). Voici cet article in extenso.

Hubertine Auclert, « La robe », Le Radical, 26 décembre 1899.

« A cette question posée à ses lectrices par la Revue pour les jeunes filles : Etes-vous pour la réforme du costume féminin ? des demoiselles retenues en la tradition par peur d'effrayer les prétendants à leur main ont répondu qu'il fallait conserver la robe ; seulement, ces entichées du costume féminin soulignent si bien ses inconvénients, qu'elles le front, plus que celles qui l'abominent, prendre en aversion.

Une fait intelligemment remarquer que les toilettes luxueuses créent dans le monde féminin des castes infranchissables, qu'elles sont absorbantes, encombrantes, et mettent obstacle aux occupations sérieuses.

Une autre lectrice s'élève contre l'incessant besoin de changer, de modifier notre costume, de combiner des toilettes nouvelles. « A ce jeu-là, dit-elle, on perd non seulement du temps, de l'argent mais des pensées sérieuses, et l'on apprend la frivolité ! » - Alors, à bas la robe ? – Non !

Contrairement à Mme Astié de Valsayre qui pétitionna pour demander aux députés la liberté du costume, une correspondante propose de faire interdire aux femmes de porter le costume masculin. Sa répugnance pour le pantalon relève plutôt de la pathologie : « je ressens toujours, dit-elle, une impression de gêne, de malaise pénible lorsque sur un trottoir je rencontre une cycliste en culotte… » Eh bien, quand nous faisons, nous, la même rencontre, nous jubilons. Les gentilles cyclistes ne sont-elles pas les avant-coureuses de l'émancipation féminine ?

Celles qui ont peur de perdre leur grâce et leur beauté, sous un costume commode, laissent croire qu'elles manquent de ces dons naturels ; car la beauté et la grâce, qui si irrésistiblement charment et séduisent, n'ont pas besoin d'ornements.

Il est présumable que les correspondantes qui font entendre ce cri de ralliement à l'esclavage : « conservons la robe ! » n'ont pas les jours de pluie la peine de nettoyer elles-mêmes leurs jupes. Autrement, elles sauraient que la robe qui convient aux désoeuvrées et aux riches allant en voiture complique la besogne de celles qui s'efforcent au travail.

Une abonnée de la Revue fait justement observer qu'il y a beaucoup de femmes dont la vie active s'accommode mal de l'encombrement des jupes. Les femmes nouvelles, déclare-t-elle, ne sont pas celles qui font les modes, et, ces modes qu'elles ne font pas, elles n'ont pas le courage de les braver ». Elles l'auront quand elles seront citoyennes.

*

A propos de cette enquête de la Revue pour les jeunes fillesLe Temps dit : « théoriquement, tout le féminisme est impliqué dans la question du costume. Faut-il que la femme garde l'encombrement des jupes ou se consacre à la vie active ? Tout le problème est là ! » Et l'autorisé journal, avec lequel nous sommes cette fois complètement d'accord, se répond à lui-même : « les vraies féministes, les intransigeantes, celles qui sont logiques avec leur principe, sont pour le costume masculin ». Assurément, confrère, puisque le costume féminin si compliqué et paralysant met la femme en état d'infériorité vis-à-vis de l'homme.

Le Temps, après avoir fait admirer le bon sens des correspondantes et reconnu que les femmes ne sont généralement ni révolutionnaires, ni utopistes, ô surprise ! abonde en notre sens : « qui sait, dit-il, si ce n'est pas une erreur de leur refuser le droit de vote, si elles n'introduiraient pas un précieux élément de stabilité dans notre politique qui en a besoin ? »

Ô Temps ! nous l'avons assez répété pour que vous le sachiez, avec les femmes entreront dans les assemblées administratives et législatives la raison et l'ordre ennemis des douzièmes provisoires.

Allons, encore quelques semaines et les droits politiques des femmes, que nous ne pouvions réclamer sans être accusée d'extravaguer, deviendront pour ceux qui y étaient le plus opposés l'ancre de salut.

Combien les femmes auraient plus facilement obtenu la jouissance des droits civiques, si leur costume n'avait été si différent de celui des hommes ! Ce qui rend les femmes inégales des hommes, ce n'est pas leur intelligence, c'est leur robe.

Forcément, le costume féminin se modifiera, car, comment le mettre sans corset ? Or, l'instrument de torture déjà chez nos voisins est prohibé. M. Leygues ne serait sans doute pas blâmé si, à l'exemple du ministre de l'instruction publique de Roumanie, il adressait aux directeurs des pensionnats de jeunes filles une circulaire interdisant le port du corset à leurs élèves.

Une des dernières femmes reçues docteur, Mlle Tylicka, a consacré sa thèse à cette machine à forte pression, le corset, qui comprime les organes les plus importants de l'économie, refoule en dedans les côtes, provoque des troubles respiratoires, développe l'anémie, la chlorose. Avec la suppression de l'engendreur de tant de maux tomberont, faute de support, les jupes extravagantes.

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Beaucoup de femmes ont adopté l'habillement masculin. Rosa Bonheur était de ce nombre. « Je porte la culotte, écrivait-elle, et trouve ce costume tout à fait naturel. La nature nous ayant donné à tous deux jambes, je ne comprends pas que les femmes qui travaillent surtout ne soient pas plus confortablement et plus proprement à leur aise, d'avoir deux manches dans le bas, pour trotter dans la boue, et monter en voiture. J'espère que la mode en viendra, à la grande dignité de notre espèce et qu'on se réservera la jupe souveraine pour le salon, afin de faire voir sa peau à tout le monde comme à son mari. »

En effet, malgré que M. Le Bargy ait affranchi l'homme de l'habit, en mettant pour se marier une redingote, les femmes persistent à s'assujettir le soir à cette tenue de rigueur, la robe décolletée.

Ce serait plaisir pour les yeux de voir beaucoup de la peau fraîche de corps souples et jeunes ; malheureusement les gorges et les épaules ne se montrent bien que quand elles ont acquis trop de maturité et lorsqu'il y aurait coquetterie à les dissimuler, afin de ne pas provoquer des propos réalistes comme celui tenu dernièrement dans un salon, par un monsieur qui, en regardant une cinquantenaire pitoyable en sa robe décolletée, dit à ses amis : « Je ne puis voir la gorge de Mme X… sans songer à la viande avancée d'un étal ! »

Il suffirait que quelques mondaines aient l'esprit de mettre le soir une robe montante pour que la mode en soit adoptée. Entre la robe montante et la redingote, l'avantage revient plutôt à celle-ci. Qui oserait soutenir qu'une robe décolletée ou non siérait aussi bien à Mme Dieulafoy que sa jaquette ?

Les hommes libres ont uniformisé leur costume simple ; celles qui rêvent de devenir leurs égales ne peuvent prétendre conserver les artifices d'esclaves, le luxe antiégalitaire qui ne s'acquiert qu'au détriment de la liberté.

Pour pouvoir vivre indépendante de l'homme, la Française n'a pas seulement à faire augmenter ses ressources, elle doit aussi amoindrir ses besoin fictifs. »