Autoriser
L'ordonnance de 1800 prévoit des autorisations délivrées par la préfecture de Police, au vu de certificats d'un médecin et du maire ou commissaire de police de la commune où la requérante est domiciliée. Des centaines d'autorisations sont données à Paris au XIXe siècle. Leur nombre exact est inconnu, car les archives sont très lacunaires.
Pour demander une autorisation, mieux vaut mettre en avant des raisons « médicales ». La pilosité excessive (l'hypertrichose) peut être invoquée (Clémentine Delait, célèbre femme à barbe, obtient l'autorisation en 1900).
Rosa Bonheur, la peintre française la plus célèbre du XIXe siècle, a demandé l’autorisation, pour des raisons qui n’ont rien de médical. Elle s’en explique dans ses mémoires. En revanche, George Sand passe d’un genre à l’autre sans prévenir la police.
En revanche, les femmes qui exercent des métiers masculins (imprimeur, tailleur de pierre, serrurier, palefrenier, peintre en bâtiment…) en se faisant passer pour hommes (et en décuplant ainsi leurs gains) risquent un procès. L'usurpation d'identité est interdite.
Les autorisations accordées sont exceptionnelles. En 1890, une dizaine de femmes seulement seraient autorisées, selon la presse.
La femme à barbe en travesti
Clémentine Delait (1865-1939), « femme à barbe », vend elle-même les cartes postales où elle pose « en gentleman » dans son jardin de Thaon-les-Vosges. Cette « forte femme », patronne de bistrot, réputée pour sa bonne humeur, a une barbe fournie qu’elle a renoncé à raser en 1900, à la suite d’un pari. Elle porte un costume d'homme, munie de l'autorisation du ministre de l'Intérieur en personne.
Bonne épouse et bonne mère, commerçante sympathique, indifférente à l'argent que son anomalie assumée pourrait lui procurer facilement, Clémentine, bien que travestie, reste socialement une femme. Respectant ses devoirs familiaux, munie de l'autorisation suprême du ministre de l'Intérieur, elle ne menace en rien l’ordre social.
Les femmes à barbe sont rarement montrées habillées en hommes. En effet, c'est l'opposition entre sexe et genre qui est recherchée. Ainsi, le préparateur de l'Ecole de médecine qui naturalise un buste de femme à barbe vers 1881 l'habille avec un col de dentelle blanche (ce buste est conservé au musée Orphila, Paris). « Pour la conscience populaire, la femme à barbe est un être équivoque. Elle appartient à la fois au règne animal et à l'espèce humaine. Elle est à la fois homme et femme. Son existence manifeste l'instabilité des lois biologiques et de ce fait semble inquiéter l'homme sur son propre statut d'être humain » (1).
"Elle avait cette particularité d'être un féminin masculinisé", écrit un journaliste de Paris-Soir le 21 avril 1939, lors du décès de Clémentine Delait. Mais qu'est-ce qu'un "féminin masculinisé" ? Quelque chose de fascinant, sans doute, comme en témoignent les 80 cartes postales éditées sur elle, une industrie telle qu'elle imposera son cachet pour essayer d'en tirer au moins une part de profit personnel.
Les fêtes foraines et les cirques exploitent aussi ce phénomène. En 1903, Clémentine Delait joue aux cartes dans la cage aux lions. En 1928, elle part en tournée à travers le monde. C'est l'apogée des "zoos humains" où les femmes à barbe côtoient des hommes ou des femmes présentant des anomalies physiques : nains, géants, siamois, ainsi que des "sauvages" d'Afrique ou d'autres lointains colonisés.
La "mise en cage" des femmes à barbe contraste avec la place qu'elles occupent dans la culture chrétienne. Très populaire et pérenne a été la légende de sainte Libérade (Wilgeforte en Allemagne, Uncumber en Angleterre), sainte barbue invoquée pour les peines des fiancées et des épouses malheureuses. Cette fille d'un roi païen secrètement convertie au christianisme avait fait le vœu de chasteté, mais son père voulait la marier de force. Grâce au Ciel, elle se couvrit alors d'un pelage qui éloigna l'époux dont elle ne voulait pas, désobéissance qui lui valut d'être crucifiée sur l'ordre de son père.
Rosa Bonheur, travestie autorisée
Rosa Bonheur (1822-1899) est célèbre ; elle est une des rares femmes à jouir d’une place reconnue dans l’histoire de la peinture. De son vivant, elle est exposée, médaillée (l’impératrice Eugénie la décore de la légion d’honneur), connue dans le monde entier… et nullement inquiétée pour cette menue excentricité : s’habiller en homme.
Peintre animalière, elle ne peut entrer dans les abattoirs, réservés aux hommes. Elle demande une autorisation officielle pour se travestir, qu’elle obtient « pour raisons de santé » et à condition qu’elle ne se produise pas ainsi habillée sur une scène. Point de scandale : Rosa Bonheur est une originale sûre d’elle, qui vit en totale liberté, hors des conventions, comme l’y encourage d’ailleurs l’éducation saint-simonienne qu’elle a reçue, dans une famille d’artistes.
Chez elle, dans une grande demeure à la lisière de la forêt de Fontainebleau où elle vit avec sa compagne Nathalie Micas puis avec sa future biographe, Anna Klumpke, elle porte bien sûr le pantalon, fume cigarettes et havanes, et soigne ses animaux chéris. Son atelier de By est aujourd’hui un petit musée.