Jeanne la sculpturale
(Louis)-Maxime Real del Sarte (1888-1954) est l'auteur d'une œuvre monumentale abondante et mal aimée en raison de l'idéologie monarchiste qui l'accompagne.
Quand le sculpteur pose, aux lendemains de la guerre, en blouse de travail dans son atelier, il est devenu célèbre pour ses monuments aux morts et ses statues de Jeanne d'Arc. En la représentant ici en majestueuse Vierge de Miséricorde, protégeant de son manteau un mutilé de guerre et une veuve éplorée serrant son nourrisson, l'artiste établit une habile distorsion (en taille et en costume) entre les trois figures du monument.
La sainte patriote, énorme et disproportionnée (buste cuirassé et plat, longue et lourde jupe, tête réduite tournée vers le ciel) contraste avec la fine silhouette elle aussi intemporelle, de la femme perdue dans son voile, tandis que le soldat a des traits plus personnalisés. En capote et jambières, il semble quêter réconfort et espoir auprès d'une impassible Protectrice. Les drapés encore vaguement médiévaux, le ceinturon et l'épée, les cheveux courts, renvoient à une iconographie traditionnelle de Jeanne mais l'épuration des formes renvoie à un idéal du Beau typiquement Art Déco.
Statues de Real del Sarte
Premier président et cofondateur en 1908 du groupe de combat, les Camelots du Roi, chargés de vendre le journal de Charles Maurras, L'Action française, Real del Sarte se rendit d'abord célèbre pour avoir interrompu violemment les cours en Sorbonne de François Thalamas sur la Pucelle.
Maxime Real del Sarte a produit plusieurs statues en pied de Jeanne. Toutes très marquées par les attributs traditionnels de la sainteté au féminin (visages idéalisés tournés vers le ciel, drapés enveloppants, formes verticales et désexualisées), elles n'en sont pas moins caractéristiques d'une esthétique inspirée de l'Antiquité classique commune à de nombreux sculpteurs de l'entre-deux-guerres qu'ils soient italiens, allemands, soviétiques ou français.
C’est à Rouen que s’élève sa statue la plus célèbre, celle d’une Jeanne au bûcher, délivrée de toute douleur malgré les flammes qui lèchent ses pieds. La présence de fleurs de lys sur un premier projet l’avait d’abord fait rejeter par la ville qui l’installa finalement, dûment modifié, en 1928 sur la place du Vieux-Marché.
A Poitiers, le choix de cet artiste monarchiste fut là aussi très contesté malgré l’option, plus consensuelle, qu’il y prit, d’une Jeanne en ange de la liberté. Plusieurs adjoints se plaignirent qu’un artiste parisien (et non poitevin) ait été choisi « non point à raison de son talent, qui n’est pas en cause, mais à raison de sa qualité d’homme d’Action française ». Installée dans un square à l’arrière du Palais de Justice, la statue est aujourd’hui mise en valeur par un décor spectaculaire : haut mur-pignon du palais comtal, enceinte gallo-romaine, ifs funéraires. On y a adjoint récemment la pierre grâce à laquelle Jeanne d’Arc aurait grimpé sur son cheval lors de son passage à Poitiers en mars 1429 quand elle y fut interrogée par une commission de maîtres de l’université.
Les embarras des sculpteurs anciens
Les tailleurs de pierre rusent eux aussi avec les anomalies de la garde-robe de Jeanne, comme le montrent deux monuments élevés à la gloire de Jeanne, l’un à Orléans en 1502, l’autre à Rouen vers 1530. Ces édifices publics ont été modifiés au cours du temps mais offrirent durablement et conjointement à la vénération des passants les deux facettes faussement antithétiques de Jeanne : l’orante en armure exhibait une abondante chevelure sur le pont qui enjambait la Loire, la silhouette triomphante féminisée par ses souples drapés surplombait une fontaine à étages sur la Place-aux-Veaux de la capitale normande.
Ces représentations, aujourd’hui disparues, n’ont laissé de souvenirs que dans les descriptions des voyageurs anciens et dans les gravures d’artistes-archéologues de l’époque révolutionnaire. Inquiets des destructions architecturales engendrées par « la réunion des biens ecclésiastiques aux domaines nationaux » alors mis en vente, des auteurs tels que Aubin-Louis Millin se sont efforcés d’en transmettre le souvenir.
Aubin-Louis Millin (1790-1798)
"Monument de la Pucelle. Département du Loiret. District d’Orléans.
[...]
Le monument que je décris est dû à la piété et à la reconnoissance de Charles VII, qui le fit faire en 1458. Il étoit placé sur l’ancien pont du côté de la ville, et en fut enlevé à l’occasion des ouvrages de charpente que l’on y fit en 1745, pour empêcher sa ruine. Les protestans, aux seconds troubles, en 1567, en avoient brisé les figures, à l’exception de celle du roi, (...). Elles furent refondues le 9 octobre, trois ans après, aux dépens de la ville (...).
Enfin, en 1771, les officiers municipaux le firent replacer à l’endroit qu’il occupe aujourd’hui. (...) La lance de la Pucelle est étendue en travers de ce monument (une déposition de la Croix, où la Vierge tenant sur ses genoux le corps du Christ est flanquée par Charles VII et Jeanne d’Arc en prières). Cette fille célèbre est en habit d’homme, et distinguée seulement par la forme de ses cheveux, qui sont attachés avec une espèce de ruban, et qui tombent au-dessous de la ceinture. Derrière la croix est un pélican qui paroît nourrir ses petits de son sang ; ils sont renfermés dans un nid ou panier, et étoient autrefois au haut de cette même croix, au pied de laquelle, sur le devant on a ajouté un serpent tenant une pomme [...].Tour et fontaine de la Pucelle à Rouen. Département de la Seine-Inférieure. District de Rouen.
[...]
L’histoire a raconté ce qui la regarde, mais avec tant de diversité, qu’il en est né une sorte de scepticisme, dont on ne pouvoit guère se défendre, sans les monumens qui attestent son existence et sa fin.
Il est étonnant que les arts n’aient pas été employés davantage à reproduire ses traits : on a d’elle plusieurs portraits gravés, mais d’imagination. Il ne reste aucun monument de son tems qui la représente.[...] Au lieu de la croix dont je viens de parler, on a depuis fait construire une fontaine avec la statue de Jeanne d’Arc [...] au sommet du monument. L’eau s’échappoit par trois robinets, terminés par des têtes de cheval.
Ce monument a été remplacé par un autre, en 1755, ; c’est celui représenté Planche III. Il consiste en un piédestal avec des dauphins, et porte la statue de la Pucelle [...]".
Ces monuments, leurs déplacements, reconstructions et transformations attestent l’existence de cultes localisés actifs tout au long de l’Ancien Régime et d’un attachement à des stéréotypes féminins moins stables qu’on ne le croit souvent. À Orléans au moins, la Jeanne sacrificielle et rédemptrice (le Pélican) est aussi fille d’Ève (la Pomme) mais ne devient telle qu’à l’issue des réaménagements du dernier tiers du XVIIIe siècle. A la même époque la symbolique équine qui rappelait à Rouen les talents d’une cavalière hors normes, fait place à un décor conventionnel de dauphins. Ces éléments, liés à une imagerie mythologique et monarchique (Jeanne devient une Bellone grâce au sculpteur Paul-Ambroise Slodtz en 1756), peuvent aussi faire sourire : Jeanne ne mourut-elle pas par le Feu, abandonnnée par l’ex-dauphin, devenu grâce à elle le roi Charles VII ?