Jeanne l'androgyne

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Jeanne d’Arc embrassant l’épée de la délivrance, Dante Gabriele Rossetti, 1863, huile sur toile, 61,2 x 53,2 (cm), Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain, © photo RMN, Michèle Bellot. 

Faut-il poser une parure précieuse sur une musculature puissante pour faire naître, à l'époque victorienne, le fantasme d'androgynie qui hante toutes les représentations du destin guerrier et anomique de Jeanne ?

En cerclant une pomme d'Adam d'un double collier et en dressant, entre des mains de femme, une lourde épée, l'Anglais Dante Gabriel Rossetti attire l'attention sur la virilisation, vestimentaire et peut-être physique, voulue par Jeanne. Comme d'autres artistes de l'école préraphaélite, il contribue aussi à alimenter nos propres rêves, constamment reformulés depuis Platon, d'une double nature de tous les êtres humains, un androgynat qui resterait à reconnaître et plus encore à dépasser.

La masculinité physique de Jeanne

Attachée – follement, vu les risques courus – à son costume masculin et aux privilèges de supériorité qui l’accompagnent, Jeanne s’est toujours proclamée femme et pucelle. On discutera longtemps, à son propos comme pour d’autres travesties, d’un désir de transcender le genre et ses lois. On pourra y voir une auto-oblitération de soi ou une renaissance à un état de complétude perdu. Certains (et ce sont massivement des hommes) ont parlé de perversion du biologique et de volonté – consciente ou non – de troubler en profondeur l’ordre social. Peut-être, cette mise en pratique d’une déféminisation voulue par Dieu pour l’accomplissement d’une mission précise, est-elle surtout une manière d’accroître une « vertu » qui, dans son sens masculin de vir-tu donnerait aux femmes qui la pratiquent à l’époque prémoderne, courage, raison et pouvoirs magico-religieux.

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L’étendard de Jeanne d’Arc, Charles-Henri Michel, 1901, huile sur toile, 160 x 247 (cm), Blois, Musée du Château, © Musée du Château de Blois.

Faute de savoir (vouloir ?) inventer une inscription corporelle de ces possibles, la plupart des artistes choisissent l’accessoire – forcément théâtral – d’un vêtement hybride ou osent – beaucoup plus rarement – donner à Jeanne l’apparence d’un jeune garçon. Et c’est encore là une manière de faire de la mise en scène, comme dans le cas de Charles-Henri Michel (1817-1905), peut-être inspiré par les éphèbes des défilés du 8 mai à Orléans mais trop conscient de la singularité religieuse de Jeanne pour ne pas tenter d’en faire un être à part et la masculiniser physiquement.

Quand Michel peint Jeanne faisant bénir son étendard à Saint-Sauveur de Blois les 25-26 avril 1429, il l’isole au milieu d’une foule de religieux et d’hommes en armes. La gravité de la scène est accentuée (et il s’agit bien d’une ponctuation à la charnière de la composition) par l’unique gantelet de fer posé sur l’estrade rouge où est agenouillé(e), brune mais angélique, la fille-garçon. Malgré l’académisme de sa facture et d’un découpage visuel entre les mondes profane (à gauche) et religieux (à droite), ce tableau offre une vision très personnelle de l’androgynie de Jeanne. N’est-elle pas d’ailleurs elle-même placée à la jonction entre deux espaces : nef et chœur, Terre et Ciel, Bien et Mal ?

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Image de piété dérivée de la toile de Charles-Henri Michel, anonyme, date inconnue, papier imprimé, © collection particulière.

L'iconographie anglaise

Les artistes britanniques ont plus tôt que leurs collègues du continent mis en avant le courage physique de Jeanne et négligé, par anti-catholicisme, sa vocation religieuse. Marqués à la fois par le poème épique de Robert Southey (1796) et le livre de Thomas de Quincey, ils n’ont eu de cesse d’exalter la guerrière médiévale et son épée. Ils mettaient ainsi fin au mythe riche de sous-entendus malveillants véhiculé par la propagande anti-française du XVe siècle et repris par Shakespeare dans des pièces comme Henri VI.

Plusieurs des représentants de l’école préraphaélite anglaise, s’inspirant des modèles du Quattrocento, ont représenté, sous des traits marquants et toujours originaux, une Jeanne dominatrice et maîtresse de son destin. Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) a choisi de donner une vision rapprochée de l’héroïne. Seules parties visibles de son corps, le profil anguleux et les mains qui empoignent le pommeau de l’épée se détachent sur un fond rempli d’objets symboliques : lis, ciboire, bougie rouge, pieds cloués d’un crucifié, étoffes chamarrées. La chevelure est longue et brune, le vêtement rouge sombre est richement orné, mais c’est un cou masculin, long et puissant qu’enserre un double et précieux collier. Malgré leur discrétion, les reflets métalliques (bords de la cuirasse et de la cotte de mailles, éclat de l’épée dressée) soulignent la martialité du visage et le mouvement ascensionnel de la composition.

Portrait idéalisé d’une de ses amies allemandes, Mme Beyer, ce tableau de Rossetti reflète l’athéisme mystique de l’artiste et son goût pour un idéal féminin dont l’androgynie est empreinte de sensualité et d’énergie.

(Marie-Claude Coudert, « Jeanne d’Arc et le monde anglo-saxon», in Jeanne d’Arc. Les tableaux de l’Histoire, Rouen et Paris, RMN, 2003, p. 116-119 ; Michèle Willems, « La représentation de Jeanne d’Arc dans le drame shakespearien », in J. Maurice et D. Couty, Images de Jeanne d’Arc, Paris, PUF, 2000, p. 169-177).