Jeanne la fragile
Le corps de Jeanne, blessé à plusieurs reprises mais non menstrué, semble, dans l'imagerie, hors de toute atteinte physique avant le bûcher final. Isidore Patrois (1815-1884) est un des rares artistes qui, au moins par goût du pittoresque, se soit intéressé à la captivité de Jeanne et à une tentative de viol, liée à son abandon – temporaire – d'habits masculins.
Dans un décor aux tons assourdis, Jeanne fait face à deux gardes concupiscents qui tentent de lui arracher une couverture. Leurs rictus, narquois pour l'un, plus agressif pour l'autre, contrastent avec l'expression circonspecte de la prisonnière. Sa pâleur et sa cuirasse miroitante créent à gauche du tableau une faible trouée lumineuse, contrebalancée à droite par la tache d'un panache blanc. Placés en position dominante, les deux hommes penchés vers Jeanne, symbolisent, autant que la grande épée du premier plan et les replis des tissus au creux du giron de la Pucelle, une menace proprement tangible. Le jeu des mains au centre de la toile transforme une scène apparemment anecdotique en la possibilité d'un drame réel.
Un corps sans tâche(s)
Jeanne pleure beaucoup, mais semble avoir été exempte de tout écoulement sanguin périodique. Comme la Vierge Marie, sans doute aussi. Conséquence probable des tensions nerveuses d'une vie « sportive » au milieu de ses compagnons d'armes et de ce que nous appelons l'anorexie, son absence de règles est, aux yeux de ses contemporains, une preuve de sa pureté et de sa supériorité sur les autres femmes, c'est aussi une cause de plus de ses pouvoirs surnaturels. On sait, dès le Moyen-Âge, que famine et jeûne arrêtent le sang des menstrues, et l'aménorrhée de guerre est un phénomène bien connu maintenant.
Déposition d’un écuyer de Jeanne
Jean d’Aulon, gentilhomme languedocien, lors de l’enquête menée pour la réhabilitation :
« [...] Dit outre que, nonobstant qu’elle fût jeune fille, belle et bien formée, et que plusieurs fois, tant en l’aidant à s’armer que autrement, il lui ait vu les tétins, et quelque fois les jambes toutes nues, en la faisant appareiller de ses plaies, et que d’elle il approchait souventes fois, et aussi qu’il fût fort, jeune et en sa bonne puissance, toutefois jamais, pour quelque vue ou attouchement qu’il eût vers ladite Pucelle, ne s’émut son corps de nul charnel désir vers elle. Pareillement faisaient tous ses gens et écuyers, ainsi qu’il le leur a ouï-dire et relater par plusieurs fois.
[...] Dit encore qu’il a ouï-dire à plusieurs femmes qui ont vu par plusieurs fois la pucelle nue et su de ses secrets, que jamais elle n’avait eu la secrète maladie des femmes et que jamais nul n’en put rien connaître ni apercevoir par ses habillements ni autrement [...]. »(A. et G. Duby, Les procès de Jeanne d’Arc, Paris, Gallimard-Julliard, 1973, p. 203-204).
Aucune œuvre d'art ne nous montrera donc jamais Jeanne en lavandière, si ce n'est dans quelque joyeuse pochade comme la bande dessinée de F'Murr.
Un corps à défendre
Parce qu’elle s’est elle-même nommée « la Pucelle », celle qui ne fut jamais « Jeanne d’Arc » de son vivant, semble avoir sanctuarisé son corps, nous faisant oublier que la dénomination de « pucelle », aujourd’hui trivialisée, désignait, au Moyen-Âge, un âge intermédiaire, entre enfance et mariage, plus que la virginité sexuelle qui l’accompagne ordinairement. L’intégrité physique fut cependant un élément central et nécessaire de la force de conviction de Jeanne et, pour cela, cette intégrité ne cessa pas d’être menacée, mise en doute et, à plusieurs fois, médicalement contrôlée. Sur les chemins de Lorraine, dans les camps où elle dort toute habillée comme dans ses différentes prisons, le risque de viol fut constant et justifia, pour partie, l’adoption durable d’habits masculins, solidement clos selon les modes d’alors.
Fruit d’un vœu privé prononcé quand elle avait 13 ans, la virginité de Jeanne donne à sa mission et à son parti l’honorabilité nécessaire et l’aura religieuse que délivre l’exemple de la Vierge Marie et des plus grandes saintes. Pour les Anglo-Bourguignons de son temps, elle sera « la Putain des Armagnacs » et l’objet de convoitises explicites mais vaines. Pourtant, par delà le procès de réhabilitation, la postérité ne gardera pas le souvenir de cette menace et ce corps préservé, désormais sacralisé, s’absente de tous des récits et rend impossible l’idée d’en représenter la fragilité sexuée.