Jeanne la monstrueuse

Vrais Pourtraicts et vies des hommes illustres (279r), André Thevet, 1584, papier imprimé, Poitiers, Médiathèque François-Mitterrand, © Médiathèque François-Mitterrand, cliché O. Neuille.

Historiographe et cosmographe du roi, le moine voyageur André Thevet (1503 ?-1592) est l'auteur d'écrits multiples qui oscillent entre des lieux communs tirés des écrivains classiques et une réflexion personnelle suscitée par de lointaines expéditions et par un goût marqué pour l'insolite et l'émiettement – miraculeux – du divers.

En consacrant deux gros volumes à une série de « portraits » de personnages illustres, il s'inscrit dans un genre – historique et moral – à la mode : l'imitation modernisée (et parfois féminisée) des Vies de Plutarque. Insérée dans une collection où figurent, entre autres, Tite-Live, Mahomet, Colomb, Jeanne d'Arc permet à Thevet de réfléchir sur la singularité – monstrueuse – d'une femme que Dieu, et Lui seul, a paré d'habits d'homme et rendu apte à combattre en Son nom, malgré l'infinie faiblesse « naturelle » de son sexe.

Cheveux longs de vierge, pommeau d'épée, hampe d'étendard, armure de prix, tous ces détails disent la bizarrerie d'un personnage d'exception. Le profil dessiné comme celui d'une médaille antique contraste avec les ondulations féminines de la chevelure et les arabesques qui, sur la cuirasse, esquissent peut-être l'amorce d'un sein.

Un moine misogyne et fasciné

Moine cordelier, Thevet a parcouru l’Italie, la Grèce, le Moyen-Orient, les côtes du Brésil et du Canada et raconté ses voyages dans plusieurs livres à succès. Cet Angoumoisin fut aussi aumônier de Catherine de Médicis et eut le titre d’historiographe et cosmographe du roi.

Le titre de ses Pourtraits et Vies des hommes illustres grecz, latins et payens Recueilliz de leursTableaux, Livres, Medailles antiques et modernes définit la double ambition d’un ouvrage qui, par le biais d’une série de biographies illustrées, se veut histoire universelle et galerie d’images. 220 personnages et autant de chapitres s’efforcent de « dé-montrer » l’érudition de son auteur et la toute-puissance du Créateur qui parfois, en usant du « sexe infirme », « fait grandes choses par moyens fresles ».

La présence de trois femmes (la poétesse Sapho, Artémis la veuve de roi et « Jeanne la Pucelle ») souligne l’ambition d’universalité de Thevet quand il les mêle à ses portraits de rois, de capitaines et d’écrivains de tous les temps et de toutes les parties du monde : Italie, Floride, Turquie, Moscovie, etc. Défenseur, dans un autre chapitre, de Jean de Meung dit Clopinel et de son Roman de la Rose, Thevet s’inscrit dans un courant antiféministe qui parcourt ses propos sur l’exceptionnalité de Jeanne d’Arc.

Les taille-douce gravées à mi-page par une équipe d’artistes flamands ornent un livre dont le format, les grandes marges, l’illustration abondante, disent le haut prix et la volonté de satisfaire des curiosités multiples.

Ces portraits, et notamment celui de Jeanne, s'inspirent de sources incertaines et sans doute ici de sculptures antérieures à Domrémy et Orléans, mais leur postérité fut longue, ayant servi de modèles aux figurations peintes présentes dans les « galeries d'illustres » de quelques luxueuses demeures du XVIIe siècle : maison à Cognac, château de Beauregard en Blesois, Palais-Cardinal (futur Palais-Royal) et hôtel de l'Arsenal à Paris, etc.

Ces tableaux reprennent tous les choix de l'illustrateur de Thevet (longs cheveux, cuirasse ouvragée, main tenant la hampe, profil tourné vers la gauche) mais certains coupent le corps de Jeanne à hauteur du cou et non à la ceinture et d'autres offrent des figures en pied. Mais alors que textes et images se répondent dans le livre de Thevet comme dans sa réédition de 1671 et dans les ouvrages similaires, consacrés aux hommes et /ou femmes illustres, les galeries d'œuvres peintes se contentent de produire un effet d'accumulation purement visuel.

Avis contradictoires sur les habits d’homme « d’une créature qui était en forme de femme »

La longue durée du débat sur l'usurpation vestimentaire de Jeanne est repérable dans l'écriture personnelle de textes insolites où un moi peut écrire ses doutes et exprimer un malaise qui est aussi fascination et/ou admiration : chroniques, journaux de raison, récits de voyage, etc.

Un chroniqueur parisien anonyme, sans doute chanoine et membre de l'Université, entre 1405 et 1449 :

« Année 1431.- [...] la vigile du Saint-Sacrement en celui an, qui fut le 30e jour de mai audit an 1431, dame Jeanne qui avait été prise devant Compiègne, qu'on nommait la Pucelle, icelui jour fut fait un prêchement à Rouen, elle étant en un échafaud que chacun la pouvait voir bien clairement, vêtue en habit d'homme, et là lui fut démontré les grands maux douloureux qui par elle étaient advenus en Chrétienté, espécialement en royaume de France [...]. Et tous les jours chevauchait avec le roi, à grande foison de gens d'armes, sans aucune femme, vêtue, harnachée et armée en guise d'homme, un gros bâton en sa main, et quand aucun de ses gens méprenait, elle frappait dessus de son bâton grands coups, en manière de femme très cruelle.
[...] Item, plusieurs fois a pris le précieux sacrement de l'autel toute armée, vêtue en guise d'homme, les cheveux rondis, chaperon déchiqueté, gipon, chausses vermeilles attachées à foison d'aiguillettes, dont aucuns grands seigneurs et dames lui disaient en la reprenant de la dérision de sa vêture, que c'était peu priser Notre Seigneur de le recevoir en tel habit, femme qu'elle était, laquelle leur répondit promptement, pour rien n'en ferait autrement et que mieux aimerait mourir que laisser l'habit d'homme pour nulle défense, et que, si elle voulait, elle ferait tonner et autres merveilles, et qu'une fois on (voulut) lui faire (de son corps) déplaisir, mais elle saillit d'une haute tour en bas sans soi blesser aucunement.

[...] Quand elle vit que c'était à certes (d'être brûlée), elle cria merci et révoqua de bouche, et fut sa robe ôtée et vêtue en habit de femme, mais aussitôt qu'elle se vit en tel état, elle recommença son erreur comme devant, demandant son habit d'homme. Et tantôt elle fut de tous jugée à mourir, et fut liée à une estache (pieu) qui était sur l'échafaud qui était fait de plâtre, et le feu sur lui, et là fut bientôt estainte (étouffée) et sa robe toute arse (brûlée), et puis le feu tiré arrière, et fut vue de tout le peuple toute nue et tous les secrets qui peuvent être ou doivent être en femme, pour ôter les doutes du peuple. Et quand ils l'eurent assez et à leur gré vue toute morte liée à l'estache, le bourrel remit le feu grand sur sa pauvre charogne qui tantôt fut toute comburée, et os et chair mise en cendre [...]. »

(Journal d'un bourgeois de Paris. Présenté par Colette Beaune, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 291-297. Sont placées, entre parenthèses, coupures et explicitations).

Un diplomate belge à Orléans au XVIIe siècle :

« [...] Voilà ce que nous avons dit en la faveur de ceste Pucelle d'Orléans, merveilleuse guerrière, laquelle je plains pour sa fin misérable.

Si les Anglois ont bien fait, je m'en rapporte tant y at que le bruit commun fut qu'ils ne la firent brusler sinon pour ce qu'elle avoit porté, contre droit divin et humain, habit d'homme allégant de surplus qu'elle estoit sorcière.

Mais les gens de bien de ce temps (ne prenant ni les François ni les Anglois) l'ont jugée pour une fille guidée du St. Esprit.

Du reste, de faire si grande instance pour avoir porté habit d'homme, je ne void point qu'il y eut si grand inconvénient. Je sçay bien que, de la part des SS. Canons, il y a excommunication contre les femmes qui portent habit d'homme et le contraire. Mais ladite excommunication n'a pas lieu où l'honneur de Dieu est abouté, et où le salut du prochain et le bien du royaulme est procuré ; mesme pour sauver sa vie, ou escapper de prison, l'on peut user de divers habits [...]. »

(François Vinchant, Voyage en France et en Italie (1609-1610), Bruxelles, Société royale belge de géographie, 1897, p. 208 et 222)