Jeanne en chair et en os
L'importance de Jeanne d'Arc dans l'imaginaire religieux et patriotique français devient tel à la fin du XIXe siècle que l'héroïne est commémorée en de nombreuses occasions : défilés urbains, fêtes de patronages et de couvents, tableaux vivants sur cartes postales, etc.
Fait nouveau, c'est une jeune femme et non plus un adolescent qui tient le rôle dans ces spectacles, y compris à Orléans le 8 mai à partir de 1912.
La mémoire de ces événements est désormais durablement conservée grâce à un art photographique apte à produire, à faible coût, des images johanniques d'un nouveau style.
Les sœurs Martin et notamment leur benjamine, la future sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus (1873-1897) sont tout à fait modernes quand elles expriment leur dévotion à Jeanne d'Arc et écrivent, jouent et photographient son épopée dans le cadre de leur couvent à Lisieux. En fixant plus particulièrement les traits de Thérèse en victime pudique et doloriste, elles promeuvent le culte johannique, alors en plein essor, et une nouvelle façon de rêver et d'incarner la sainteté (cf.).
Les fêtes du Ve centenaire de Jeanne d’Arc à Poitiers
De grands cortèges marquent les festivités du 500e anniversaire de la chevauchée de Jeanne un peu partout en France et s’accompagnent souvent de la mise en place de monuments et de plaques commémoratives. Tous s’inspirent de commémorations antérieures célébrées ici et là : annuelles à Orléans dès 1430, épisodiques à Compiègne depuis 1909, irrégulières ailleurs (Poitiers les 25-27 juin 1920), etc. Parce que le personnage de Jeanne d’Arc est revendiqué cpar la droite et par la gauche l’organisation de ces fêtes, prises en charge par les municipalités, les églises et les sociétés historiques locales, donne lieu à des débats souvent houleux, y compris à propos de la personnification de Jeanne. Est-ce un homme ou une femme qui doit tenir le rôle principal ?
A Poitiers, c’est une demoiselle Éléonore Retailliau qui fut jugée apte, semble-t-il, à représenter l’héroïne en 1920 comme en 1929, et cela sans doute pour ses qualités de cavalière et pour ses cheveux courts coupés à la garçonne. Une autre femme, mademoiselle Baillargeau, montée à califourchon sur un cheval, représente d’ailleurs le maire de 1429, Jean Larcher. Il y a là la preuve d’un changement généréralisé des mœurs qui autorise désormais en public le travestissement masculin pour les femmes. Il faut noter qu’à Orléans, pour des raisons de bienséance, c’est un garçonnet, vêtu d’un costume masculin Henri III et surnommé « le Puceau », qui représenta la Pucelle à cheval jusqu’en 1911.
Les festivités poitevines, étalées sur deux jours en 1929, eurent une portée nationale, grâce à la présence de membres (subalternes) du gouvernement et de nombreuses autorités locales. La manifestation, civile et religieuse (défilés de 250 figurants à pied, à cheval et sur des chars, joutes, « mystère lyrique », concerts, services religieux au temple et à la cathédrale, inauguration de la statue de l’artiste monarchiste Real del Sarte et d’une plaque, discours politiques ou didactiques, banquets), fut abondamment et précisément photographiée par un artiste local, inconnu jusqu’à ce jour, attentif aux façades pavoisées comme à la qualité des costumes historiques et à l’ampleur de la foule amassée sur un très long parcours.
Tableaux vivants sur cartes postales
Ces femmes de mélodrame, figées dans des postures héroïques, satisfaisaient un public diversifié qui collectionnait avec fureur les cartes postales pour leur contenu pittoresque et vaguement érotique : une femme travestie en homme ! A noter que l’espace restreint qui figure au verso de l’image permettait de brefs échanges épistolaires, généralement sans rapport avec le sujet. Ces textes manuscrits et les marques d’affranchissement qui les accompagnent sont aujourd’hui les seuls indices d’usages sociaux, encore mal connus.
Thérèse de Lisieux imitatrice de Jeanne d’Arc
Entrée au Carmel à quinze ans et morte tuberculeuse à 24, canonisée en 1923 et faite docteur de l'Église en 1997, sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face a écrit, mis en scène et interprété deux pièces de théâtre consacrées à Jeanne d'Arc en 1894 et 1895. Grande collectionneuse (et faiseuse) d'images, elle collera dos à dos et annotera deux des clichés pris à l'occasion de ces pièces ; elle en fera une image de bréviaire, en l'accompagnant de textes de l'Écriture qui rappellent à la fois les souffrances de Jeanne et ses propres angoisses spirituelles. La veille de sa mort, elle aurait « caressé » un autre petit carton où figuraient d'un côté la Vierge, de l'autre la Jeanne en prière de Marie d'Orléans.
Invitée par ses sœurs (de sang et de religion) à écrire « l'histoire d'une âme » qui est une sorte d'autobiographie spirituelle, elle y dit à plusieurs reprises son admiration pour une forme de sainteté combattante qu'elle a toujours voulu imiter sur un mode « mineur » et cependant triomphal. Jeanne d'Arc, parce qu'elle fut guerrière et martyre, est un modèle qui permet de réconcilier dolorisme et héroïsme, humilité et désir de gloire. Devenir homme et se sentir femme? Ou l'inverse ?
Enfance :
« Et cependant, ma Mère chérie, je dois aux belles images que vous me montriez comme récompense, une des plus douces joies et des plus fortes impressions qui m’aient excitée à la pratique de la vertu... [...] Si je ne savais pas jouer, j’aimais beaucoup la lecture et j’y aurais passé ma vie ; (...). c’est ainsi qu’en lisant les récits des actions patriotiques des héroïnes Françaises, en particulier celles de la Vénérable JEANNE D’ARC, j’avais un grand désir de les imiter, il me semblait sentir en moi la même ardeur dont elles étaient animées, la même aspiration Céleste. [...]
Au carmel :
« Être ton épouse, ô Jésus, être carmélite, être par mon union avec toi la mère des âmes, cela devrait me suffire… il n’en est pas ainsi... sans doute, ces trois privilèges sont bien ma vocation, Carmélite, Épouse et Mère, cependant je sens en moi d’autres vocations, je me sens la vocation de GUERRIER, d’APOTRE, de DOCTEUR, de MARTYR ; enfin, je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi Jésus, toutes les œuvres les plus héroïques... [...] je voudrais mourir sur un camp de bataille [...]
Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse, ce rêve il a grandi avec moi sous les cloîtres du Carmel... mais là encore, je sens que mon rêve est une folie, car je ne saurais me borner à désirer un genre de martyre... Pour me satisfaire, il me les faudrait tous... comme toi, mon Époux Adoré, je voudrais être flagellée et crucifiée... Je voudrais mourir dépouillée comme St Barthélémy... Comme St Jean, je voudrais être plongée dans l’huile bouillante, je voudrais subir tous les supplices infligés aux martyrs... Avec Ste Agnès et Ste Cécile, je voudrais présenter mon cou au glaive et comme Jeanne d’Arc, ma sœur chérie, je voudrais sur le bûcher murmurer ton nom, O JÉSUS... [...] »
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Manuscrits autobiographiques, Paris, Office central de Lisieux, 1957, p. 224-5 (à noter que points de suspension, majuscules et italiques figurent en l’état dans les manuscrits de Thérèse).
Bibliographie
L’Avenir de la Vienne et de l’Ouest. Journal républicain quotidien, samedi 15 décembre 1928.
Gérard Simmat, Petites histoires illustrées de la Vienne, Poitiers, Michel Fontaine, 2001, p. 23-40 et 60-62.
Régine Pernoud, Jeanne d’Arc, Paris, Fayard, 1986, p. 369-371.