Jeanne la (non) canonique

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Martyre de Jeanne d’Arc, Maison Bonamy (Poitiers), 1840, papier imprimé, 12,2 x 8 (cm), Poitiers, © collection particulière. 

Cette image de piété « à dentelles » (ou bords dentelés) édité par la Maison Bonamy allie une gravure à des textes.

Elle évoque trois aspects de la vie de Jeanne, mais donne la prééminence à la scène de la mise au bûcher. Une prière brève sert de légende à un ensemble dont le mouvement ascensionnel (au propre et au figuré) est accentué par la présence, dans les trois vignettes, de larges pans de ciel et de lignes verticales à forte symbolique religieuse : clocher, houlette, épée, hampe d'étendard, diverses croix, corps étiré et chastement vêtu de la future sainte.

Les trois séquences déploient un récit assimilable à celui de la Passion du Christ, qui fut Pasteur, Guerrier et Martyr quand Jeanne fut bergère, soldate et holocauste.
Cette image, bien pensante, est contemporaine des efforts alors accomplis par les catholiques français pour obtenir une béatification longue à venir. Cette cause fut défendue, entre autres par Monseigneur Pie, évêque de Poitiers de 1849 à 1880 et qui, dans un texte imprimé au verso, dit Jeanne « fille de Dieu » (un nom porté de son vivant) et « épouse de Jésus » (comme une religieuse qu'elle ne fut pas). Pour Michelet cependant, elle n'était sainte « qu'en regard de la patrie ».

Images de piété et souvenirs d’enfance

Enquêtant dans les années 1960 sur l’imaginaire visuel religieux du siècle précédent, Paul Toinet écrit :

« Les dentelles de nos grands-mères sont à peu près les seules images que voient nos contemporains, lorsqu’ils jettent un regard en arrière ».

Fragiles, ces images sont devenues rares. Glissées dans le missel dont chaque fidèle était muni, elles se laissaient redécouvrir à chaque ouverture de ce livre auquel elles servaient de signets. Reçues lors de grandes occasions et collectionnées avec ferveur pour leur beauté et/ou leur contenu spirituel, elles rappelaient le souvenir de leurs donateurs et des moments fondateurs d’une vie de catholique : baptême, première communion, pélerinage, entrée en religion, etc.

Parce qu’elles pouvaient nourrir une prière personnalisée, l’Église en fit un article de dévotion privilégié et fermement contrôlé. C’est une avalanche d’images nouvelles qui permit, entre autres, la promotion de Jeanne d’Arc en sainte nationale et, accessoirement, la réussite commerciale de quelques maisons d’édition, parisiennes et provinciales, spécialisées dans les articles de piété comme les maisons Bonamy à Poitiers, Mame à Tours ou Bouasse-Lebel à Paris.

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Jeanne d’Arc, Eugène-Romain Thirion, 1876, huile sur toile, 224 x 163 (cm), Chatou, Eglise Notre-Dame, © Musée des Beaux-Arts de Rouen.

La bergère et ses visions – peinture de chevalet

Contrastant avec la mièvrerie dominante des représentations en petit format de la Bergère, quelques œuvres fortes semblent transformer la Lorraine en véritable visionnaire, voire en quasi malade mentale. Une assimilation que pratique volontiers l’anticléricalisme.

Eugène Thirion (1839-1910) refuse une approche pathologique de la sainteté mais, s’inspirant de Michelet, cherche à traduire l’irréductible étrangeté de toute expérience spirituelle. Loin du pittoresque des paysanneries en vogue et de l’héroïsme des tableaux d’histoire, il campe en 1876 une femme singulière à laquelle il prête, malgré un costume convenu (et tricolore), des dimensions monumentales. Saisie d’effroi et cependant prête à troquer la quenouille contre l’épée que tient une figure ailée, au visage viril et très typé, Jeanne est encore lourdement assise les jambes semi-écartées sur le sol rocheux. Elle est surplombée par deux figures en lévitation qu’elle ne peut voir : l’une est drapée de bleu, l’autre, sombre et cuirassée, embouche une trompette et fait s’envoler l’étendard des futurs combats. Les yeux écarquillés, Jeanne contemple une vision qui ne nous est pas dépeinte.

Le recours au naturalisme pour traduire l’intrusion de l’invisible produit un sentiment inédit d’angoisse que renforce l’étagement des masses colorées (sombre-clair-sombre), elles-mêmes déchirées par les diagonales blanches de la quenouille, des bras et des ailes. Une fine auréole autour de la tête visuellement proéminente de Jeanne rappelle qu’aux lendemains de la guerre de 1870, Jeanne est déjà « sainte au regard de la patrie » (Michelet).

Dans le livret du Salon de 1876, Thirion a sous-titré son tableau avec un extrait -anodin et peu fiable- de la Jeanne d'Arc, publiée par Michelet vingt ans avant :

«Une autre fois, elle entendit encore la voix, vit la clarté, mais dans cette clarté, de nobles figures dont l'une avait des ailes et semblait un sage prud'homme. Il lui dit : Jeanne, va au secours du roi de France, et tu lui rendras son royaume ».

(cité par Diederik Bakhuys, « Entre drame romantique et histoire de France. De Delaroche à Thirion», inJeanne d'Arc. Les tableaux de l'Histoire, Rouen et Paris, RMN, 2003, p. 173 ; Jeanne Calo, La création de la femme chez Michelet, Paris, Nizet, 1975, p. 28-34 et 182-185).