Jeanne la glorieuse
Ce tableau, fort connu mais peu admiré, a été abondamment reproduit, sous forme de copies de chevalet, d'illustrations de manuels scolaires et d'images de piété.
Ce succès – fut-il populaire ? – mérite attention car l'œuvre, soignée mais froide, n'a jamais été très appréciée des critiques d'art malgré le vérisme historique des détails et la force de la figure centrale de Jeanne qui se tient debout au pied de l'autel, tenant fermement son étendard fleurdelysé et vêtue de son armure. Une jupe cache la partie inférieure de son corps mais laisse voir la genouillère et le bas de sa jambe droite. La minutie d'un décor explicite (le retable ouvert, la couronne royale et son coussin, le cierge allumé, les compagnons de Jeanne, etc.), la beauté – épurée – du visage tourné vers le ciel et auréolé, une pose hiératique et pleine d'assurance, expliquent sans doute la renommée de ce tableau d'histoire.
Cette représentation, purement statique mais en son temps inédite, devient, sous la Troisième République, une image banale. Alors qu'elle paraît, pour nous, un type convenu de sainteté glorieuse mais un peu vide, elle incarna cependant les aspirations d'une Église (et d'une nation) combattantes.
Le jeu des copies
Depuis la Jeanne d'Arc malade est interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester peinte par Paul Delaroche (1797-1856) en 1824, les artistes se sont appropriés en grand nombre le thème johannique, sous forme de scènes anecdotiques et fortement dramatisées.
La forme nouvelle d'une Jeanne monumentalisée peinte sur toile qu'offre Ingres en 1854, ainsi que son succès auprès du grand public, suscitent d'autres œuvres de grand format et d'abord des copies de l'œuvre originale. Ainsi un assistant d'Ingres, Pierre-Auguste Pichon (1805-1990) produit, en 1858, à la demande du conservateur du musée d'Orléans et sous la supervision de son maître, une version fidèle à quelques détails près : cadrage un peu différent, gommage du fond de la cathédrale et de ses vitraux, assombrissement général compensé par un miroitement accru de la cuirasse, affinement de la silhouette de Jeanne, absence de tunique longue et d'auréole.
On ne sait si ces changements furent apportés à l’initiative d’Ingres, de Pichon ou des édiles orléanais soucieux de promouvoir leur héroïne locale, mais ils modifient quelque peu l’image de Jeanne, ici plus guerrière que femme, moins sainte qu’héroïque.
Lettre d’Ingres
à Eugène Vignat, maire d’Orléans, le 18 juin 1858
"Je suis heureux d’avoir pu remplir votre attente au sujet de l’exécution du tableau de Jeanne d’Arc ; le succès de cette reproduction me dédommage amplement des soins que j’i (sic) ai mis à diriger plusieurs changements de costume, d’effets et de phisionomies (sic) qui font vraiment de cette copie un nouvel original"
(in Jeanne d’Arc. Les tableaux de l’Histoire, Rouen et Paris, RMN, 2003, p. 171).
Jeanne à l’école
Avant le grand tableau de 1854, Ingres avait fourni une première esquisse de Jeanne pour une gravure insérée dans Le Plutarque français. Vie des hommes et femmes illustres de la France, paru entre 1844 et 1847. Ce dessin, expressif et en noir et blanc, est repris dans bon nombre de manuels d’histoire mais subit diverses simplifications et retouches, selon qu’il est reproduit tel quel ou inversé, encadré ou mêlé au texte, isolé ou flanqué d’autres images (la bergère, la martyre), selon – surtout – que le visage de l’héroïne est tourné vers le ciel ou vers le lecteur.
Ces nuances, en apparence anodines, distinguent les ouvrages destinés aux écoles religeuses de celles, laïques et républicaines, nées des réformes de Jules Ferry, ouvrages d’où est banni tout élément surnaturel. Dans un manuel destiné à des enfants de 7 à 8 ans et écrit par l’historien Ernest Lavisse pour la maison Colin, Jeanne reste, même « à l’armée », une villageoise, grave et songeuse, les pieds à plat sur terre et sans étendard flottant dans les cieux.
Pour souligner l’origine plébéienne de la jeune fille, l’illustrateur de ce manuel se plaît à dessiner l’humble maison de Domrémy et son jardin sans lui donner le statut d’un « lieu de mémoire » du catholicisme. Pour sa part, Lavisse multiple les formules prudentes quand à la réalité des visions : « elle crut », « il lui sembla », « elle pensa », etc. Et cette fille de « paysans pauvres » n’a pas honte de montrer la forme de ses jambes, qu’elles soient nues lorsqu’elle porte jupon court ou cuirassées pour le combat.
Images ingresques de piété
La diffusion du tableau original d’Ingres s’est faite principalement sous forme de petites images de piété, polychromes ou sépia, éditées par plusieurs maisons d’édition, dites « de la Bonne Presse » (une imprimerie de ce nom a longtemps existé rue Bayard et donné naissance aux actuelles éditions Bayard). Ces maisons, installées en grand nombre dans le quartier de Saint-Sulpice à Paris, accompagnent souvent leurs images, de prières en accord avec l’idéologie patriotique, dominante chez les catholiques, avant et après la guerre 1914-1918.
Le nom du peintre est toujours mentionné et, moins fréquemment, le lieu de conservation de son œuvre, le musée – national – du Louvre. Un double rayonnement culturel est ainsi conféré à cette image de Jeanne d’Arc sans nécessairement la rendre plus « sacrée ».
Au revers, des prières (déclarées « oraisons » quand les autorités religieuses et l’éditeur veulent ancrer le message religieux dans une histoire terrestre documentée) exaltent des vertus à la fois guerrières et christiques. Bien qu’incarnées dans une femme promue en impossible modèle, celles-ci deviennent des gages de Salut, sinon pour les consœurs de Jeanne (rarement interpellées pour elles-mêmes), du moins « pour les Français chrétiens » privés de la foi et de « l’antique vaillance de (leurs) premiers aïeux » (cantique à la Vierge).
La Jeanne d’Ingres reste une image triomphaliste et savante de la sainteté même quand elle est réduite à un petit format bon marché et doit longuement attendre d’être canonisée. Malgré sa célébrité, la popularité de cette représentation auprès des fidèles les plus humbles, reste cependant encore à démontrer. L’Amérique française ne semble pas en avoir fait grand usage comme support de prières, récompense scolaire, souvenir ou talisman protecteur.
La critique d’une œuvre collective
Ingres (1780-1867) semble avoir été satisfait d’un travail qui fut collectif, puisqu’en juin 1854, il écrit à un ami :
« Ma Jeane (sic) est superbe et va vite en besogne ; le fond en est véritablement fait. Enfin un tableau où tout se détache et dans les conditions d’un brillant effet. Ce brave Balze fait merveille » (cf.).
Plusieurs membres de l’atelier d’Ingres (dont Paul-Raymond Balze, 1818-1909, lui même auteur, en 1877, d’une Jeanne d’Arc à Patay) ont en effet collaboré à cette commande, et aidé à mettre en place le décor et les figures secondaires : un moine franciscain, un page et Ingres lui-même qui, à l’extrême gauche et le visage tourné vers la scène centrale, apparaît habillé en écuyer de la Pucelle. C’est d’ailleurs sur l’initiative du peintre que celle-ci porte une auréole et est ainsi assimilée à une sainte, quinze ans avant les premières démarches lancées en cour de Rome par mgr Félix Dupanloup, évêque d’Orléans de 1869 à 1878, en faveur de l’ouverture d’un procès en canonisation.
Cette Jeanne fut peu admirée des critiques d’art. L’un d’eux (Jules Breton) allant jusqu’à dire : « tout est en zinc, sauf la cuirasse qui est en carton » (cf.).