In memoriam

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Marie Bonnevial, Gershel, 19e siècle, photographie noir et blanc, 10,5 x 6,3 (cm), Paris, BMD, © BMD. 

Les notices nécrologiques renseignent sur les défunts tout autant… que sur leurs auteurs. La comparaison de deux notices parues dans La Française et le Droit des femmes nous montre les différentes facettes de la personnalité riche mais aussi discrète de Marie Bonnevial.

Chaque auteur, dans sa notice, tire la couverture à soi et tente de faire de Marie Bonnevial l'avocate de SA cause, alors qu'elle en défendit plusieurs, de front. Julie Siegfried (La Française), protestante et bourgeoise, ne s'éternise pas sur l'engagement syndical de Marie Bonnevial et son appartenance à la mouvance socialiste tandis que Maria Vérone (Le droit des femmes), camarade de parti, met l'accent sur son engagement socialiste et son rôle pionnier pour la cause des femmes.

De son caractère on sait au fond peu de choses, mais elle fut aimée, entourée, appréciée. Militante boulimique d'actions, de réunions, de conférences, elle avait un rayonnement et une notoriété qui ne la firent pas passer à la postérité, au delà d'un cercle d'initiés. Pourquoi ?

Notice nécrologique dans La Française

Notice nécrologique de Marie Bonnevial parue dans La Française, Julie Siegfried (présidente du CNFF), samedi 14 décembre 1918.

Un grand cortège, entièrement composé d’amis sincères et reconnaissants, a accompagné le samedi 7 décembre, Mlle Marie Bonnevial à sa dernière demeure. Le char funèbre, – de 3e classe ainsi qu’elle l’avait désiré pour partir avec les humbles qu’elle n’avait cessé d’aimer et de servir – disparaissait sous des couronnes et des gerbes sans nombre. Au bord de la tombe, ses amis vinrent les uns après les autres dire ce qu’ils avaient sur le cœur et ce fut très touchant d’entendre ces voix émues, étouffées par les larmes, rappeler cette belle vie toute imprégnée d’idéal. Le CNFF dont, depuis sa création, Mlle Bonnevial a été la vice-présidente aimée et vénérée, tient à lui rendre aujourd’hui ici un hommage tout particulier.
Les lectrices de la Française voudront connaître la vie de la noble femme qui a été une des féministes les plus éminentes de notre temps.

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La Française, Journal de progrès féminin, Alice Kaub-Casalonga, 1906, affiche, 118 x 77 (cm), Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Née le 28 juin 1841(…) Marie Bonnevial fut élevée à Lyon par un oncle qui était ouvrier charron et par une tante qui était blanchisseuse. Très intelligente, cette femme fit donner une instruction à sa nièce et lui fit passer son brevet d’institutrice (…).
La guerre de 1870 éclate ; Marie Bonnevial prend part à toutes les œuvres de défense nationale ; elle ouvre une souscription pour acheter un canon qu’elle appelle « le Lyon ».
Plus tard poursuivie en police correctionnelle pour avoir contrevenu aux lois sur les réunions publiques, elle est condamnée et se voit obligée de renoncer à l’enseignement public et l’enseignement privé.
Elle part alors retrouver son frère et sa belle sœur en Turquie (…).
Aussitôt que les circonstances le permirent, Mlle Bonnevial revint en France où elle fut appelée à enseigner dans la première école professionnelle. Cette institution, qui avait été créée par Mme Paulin, devint bientôt la première école professionnelle publique de France et Mlle Bonnevial y resta jusqu’au jour où elle put prendre sa retraite. Elle n’en avait pas été nommée directrice à cause de ses opinions démocratiques avancées.
C’était une éducatrice par excellence qui comprenait la jeunesse, l’aimait et ne craignait pas de prendre part à ses jeux, de se mettre au piano pour la faire danser, de danser elle même. Toutes ses élèves lui restèrent fidèlement attachées. Elles ne lui écrivaient pas sans signer « votre fille » et ce terme était bien celui qui qualifiait les rapports existants entre l’institutrice et les enfants qu’elle éduquait.
A côté de son travail professionnel, Marie Bonnevial s’occupait activement de la caisse des écoles, du bureau d’assistance de son arrondissement, du syndicat de l’enseignement.
Grande maîtresse vénérable de la loge « le droit humain », Mlle Bonnevial y déploya une grande activité et y exerça une influence incontestée. (…)
Pacifiste parmi les pacifistes, Mlle Bonnevial comprit dès la première heure qu’il s’agissait de faire la guerre à la guerre et d’aller jusqu’au bout. Pendant ces quatre années de lutte et de sacrifices, nous l’avons vue partout à l’œuvre et certainement on peut dire que sa vie a été abrégée par le travail intensif qu’elle s’imposa. (…) 
Marie Bonnevial s’est endormie après avoir vu la victoire à laquelle elle n’avait jamais cessé de croire.
Puissions-nous toutes apporter dans notre travail social le même esprit de sincérité, de générosité, de bonté et de patriotisme que celle qui nous quitte aujourd’hui.

Notice nécrologique du Droit des femmes

Marie Bonnevial, notre Présidente vénérée, notre grande amie, n’est plus ; notre douleur est si grande qu’aujourd’hui nous ne pouvons y croire.
Elle était la bonté et le dévouement personnifiés ; c’est pour cela que partout et toujours elle sut imposer l’estime et le respect. Elle avait des adversaires, certes, mais point d’ennemis. Tous ceux qui la connurent l’aimèrent, pour sa bienveillance, son esprit clair, son sentiment profond de justice.
Née à Rives-de-Giers, le 28 juin 1841, dans une famille très modeste, elle fut élevée à Lyon par un oncle qui était forgeron et une tante qui exerçait la profession de blanchisseuse. Souvent elle me parlait de ses jeunes années dont elle avait gardé le plus doux souvenir, malgré le dur labeur. Douée pour l’étude, Marie Bonnevial était la meilleure élève de l’école, et elle n’eut pas trop de peine à convaincre ses parents qu’ils devaient la laisser en classe jusqu’au jour où elle obtiendrait le diplôme qui lui permettait d’enseigner. Elle put alors réaliser son rêve et devenir institutrice.
La guerre de 1870 survint. Marie Bonnevial eut à cette époque la même attitude qu’en 1914. Foncièrement pacifiste, elle avait l’horreur de la force brutale, mais elle pensait que le devoir de tout bon Français était de défendre son pays contre l’envahisseur.
Avec quelques autres femmes de la ville, elle ouvrit une souscription et recueillit des fonds assez importants pour faire fondre un canon auquel on donna le nom de « La ville de Lyon ».
Mais après la guerre et la Commune, survint l’Ordre moral. Tout ce qui était républicain, libre penseur, socialiste, fut traqué et poursuivi impitoyablement. Or Marie Bonnevial avait pris une part ardente aux luttes politiques ; elle avait organisé l’enseignement laïque à Lyon où elle dirigeait une école ; elle ne pouvait donc éviter la répression. Traduite devant un conseil de discipline, puis devant le tribunal correctionnel, elle fut condamnée et défense lui fut faite d’enseigner en France. Cette mesure inouïe, prise contre elle, lui interdisait donc non seulement d’être institutrice publique, mais encore de donner des leçons particulières. C’était la réduire à la famine !

Notice nécrologique de Marie Bonnevial parue dans « Le Droit des femmes », Maria Verone, février 1919, papier imprimé, 22 x 14 (cm), 4 pages, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

C’est à cette époque en 1872, que Victor Hugo lui adressa la très belle lettre que voici :

Mademoiselle,

La réaction vous frappe, là bas, à coups d’épingle, ici à coups de massue. Continuez l’œuvre sainte. Restez la patience sans la faiblesse, la résignation sans l’abaissement.
Tous les honnêtes gens vous admirent ; moi je vous bénis. Victor Hugo
Paris le 17 Septembre.

Marie Bonnevial n’était pas une faible, et puisque la France – qu’elle aimait tant – ne lui permettait plus de gagner sa vie, elle résolut de partir. Elle s’en alla bien loin, en Turquie, rejoindre son frère et sa belle sœur, M. et Mme Paul Bonnevial, qui tenaient un commerce à Constantinople. Là, elle donna des leçons de français dans les familles nobles, dont l’une était même apparentée au Sultan. Naturellement, tout le monde connaissait l’aventure extraordinaire de cette jeune femme si mal traitée dans son pays, – car Marie Bonnevial n’aurait jamais voulu pénétrer par surprise dans une maison – et cependant elle était bien vite devenue l’amie de ces musulmanes qui voulaient vivre à la franqua, autant que la religion, les mœurs, les coutumes le leur permettaient. Et lorsque la conversation, par les chaudes journées, languissait un peu, la princesse priait doucement :
– Dites, Mademoiselle Bonnevial, racontez encore une fois votre procès.
Puis tandis que montait lentement la fumée bleue des blondes cigarettes d’Orient, la princesse évoquait ces magistrats sévères s’assemblant pour juger sa douce amie française, si gaie, sérieuse, si droite, si honnête !…et cela lui paraissait être un conte fantastique des Mille-et-une-Nuits !
Malgré l’affection de son frère, malgré toute la tendresse de sa belle sœur – pour laquelle elle eut toujours la plus profonde reconnaissance –, la pauvre exilée avait le mal du pays. Dès qu’elle le put, elle rentra en France et participa, sous la direction de Mme Paulin, à la création d’une école professionnelle pour jeunes filles. Pas de traitement fixe. Lorsque la directrice avait un peu d’argent, elle partageait avec les professeurs. On tentait une expérience, et l’on était riche surtout d’espérances ! Le succès fut la récompense de tant d’efforts. Le conseil municipal de Paris reprit l’école qui, désormais, appartiendrait à la ville, et qui devint l’école professionnelle de la rue Gauneron (18e arrondissement).
Marie Bonnevial était donc à nouveau professeur de l’enseignement public, et de tout son cœur elle se voua à sa tâche d’éducatrice. Restée célibataire pour des raisons de famille, regrettant de ne pas connaître la maternité, ses élèves étaient ses enfants, et jusqu’au dernier jour, lorsque quelqu’une de celles qui avaient suivi ses cours lui écrivait, elle ne signait jamais autrement que « une de vos filles ».
Ce qui aurait suffit amplement à remplir une vie, n’était pas suffisant pour son activité. Appartenant au parti socialiste, à la Fédération de la Libre pensée, à la Franc maçonnerie, à la Ligue des droits de l’Homme, elle trouvait encore le temps de s’occuper de toutes les œuvres sociales : caisse des écoles, bureaux de bienfaisance, colonies scolaires, syndicats, coopératives, etc. et de collaborer à divers journaux, notamment à La Fronde. Enfin elle comptait parmi les apôtres du féminisme.
La bonne graine qu’elle a semée autour d’elle dans tous les cerveaux germera sûrement. Ces jours-ci, une de ses anciennes élèves me racontait qu’une fois, en entrant dans la classe, elle avait lu ces mots, tracés sur le tableau noir : « Mesdemoiselles, je vous prie d’être très attentives, car je suis presque aphone, pour avoir trop défendu vos droits futurs ».
Les jeunes filles d’alors ont peut-être oublié la leçon qui fut faite ce jour là, mais les femmes d’aujourd’hui se souviennent que des droits ont été acquis grâce au travail incessant et persévérant de nos devanciers, auxquels nous devons le bien-être et l’indépendance dont nous jouissons.
A Marie Bonnevial, qui consacra toute sa vie à ses idées, nous devons une éternelle reconnaissance. La meilleure manière pour nous de ne pas être ingrates, c’est de travailler à notre tour pour ceux qui nous suivent.