Visages de l'antiféminisme
A la fin du XIXe siècle apparaît le terme d'antiféminisme pour désigner l'opposition à un mouvement féministe en plein essor. L'enjeu, c'est l'entrée des femmes dans la sphère publique : dans le débat politique, avec la question du droit de vote, dans le monde du travail et des luttes sociales, mais aussi sur la scène culturelle. L'intégration des femmes dans la sphère publique remet en cause la sphère privée telle qu'elle a été pensée par le droit et la morale dominantes : la femme, reine du foyer, exclusivement vouée au mariage, à la maternité, à l'éducation, dans un contexte démographique sensible. Face à cette révolution, non violente mais profonde, s'attaquant aux fondements patriarcaux de la société, les réactions sont virulentes. Aucune organisation spécifiquement antiféministe n'est pourtant créée (contrairement à l'Angleterre). Aucune centralisation. Pas de leader reconnu. Mais des réactions multiformes d'hommes (mais aussi de femmes) utilisant la caricature, le pamphlet, le discours. L'insuccès de la campagne des féministes pour le droit de vote montre la force de l'antiféminisme. L'antiféminisme est encore largement un antisuffragisme, une hostilité à l'égalité politique, argumentée de manière misogyne, parfois même salace (discours du sénateur Duplantier). L'opposition du parti Radical se situe plutôt sur le terrain de la laïcité, menacée par un vote féminin clérical. L'argumentaire est sensible aux évolutions du contexte politique et social.
Il est difficile pour les féministes de contrer l'antiféminisme dont l'arme privilégiée est la caricature. Elles choisissent souvent l'indifférence, ou font preuve au contraire d'un surcroît de sérieux et de conformisme pour démentir les assertions de leurs adversaires. Elles utilisent peu l'humour. C'est pourquoi ce dessin d'humour de Claire de Villeneuve qui s'inscrit dans une série publiée en 1927 est exceptionnel. Deux hommes, peu gâtés par la nature, reprenant le cliché de la laideur des militantes féministes.
Des sorcières androphobes...
"Le Code avait cent ans / Pour fêter cet anniversaire / Il fut incinéré par d'honnêtes mégères".
La manifestation caricaturée par le dessinateur tient du sabbat de sorcières. Les "mégères" féministes dansent autour du bûcher où est brûlé le Code civil, sous des ballons ornés des slogans "A bas le code !". L'allusion aux sorcières montre la persistance d'un imaginaire très ancien (Moyen Âge). Les lunettes qui disgracient quelques visages symbolisent ici l'accès aux études supérieures, les prétentions de « bas bleus » laides et laissées pour compte sur le marché matrimonial. Sur certains ballons, le dessinateur a inscrit : "A bas les hommes !". La réputation androphobe des féministes s'est ainsi faite, à coups de caricatures.
Ouvrages antiféministes
Du court pamphlet au pesant traité en deux volumes, les ouvrages antiféministes expriment à des degrés divers et dans un style plus ou moins virulent l'opposition aux revendications féministes.
Leurs auteurs se réclament, à leur manière, de la « défense de la femme », du moins dans son rôle traditionnel d'épouse et de mère, qu'ils soient inspirés par le conservatisme social et/ou le traditionalisme catholique.
Fernand Goland, Les Féministes françaises. Paris, Francia, 1925.
Critique féroce des revendications des féministes en faveur de l'égalité des droits politiques et civils, de la prohibition de l'alcool, de la déréglementation de la prostitution, et du pacifisme.
"[Le lecteur] sera amené à conclure que la femme française n'est pas féministe, ce dont on se doutait un peu, mais qu'elle a tendance à le devenir, ce qu'ignore le grand public ».
Charles Turgeon. Le Féminisme français. L'émancipation individuelle et sociale de la femme. Paris, Larose, 1902. 2 vol..
L'auteur, professeur d'économie politique à la faculté de droit de Rennes, se veut modéré. Après avoir étudié les différentes tendances des mouvements féministes, leurs revendications, l'émancipation intellectuelle, pédagogique, économique, électorale, civile, conjugale et maternelle, il se range à l'opinion conservatrice et conclut sur le risque du féminisme.
Robert Teutsch. Le Féminisme. Paris, Société française d'éditions littéraires et artistiques, 1934.
Florilège d'opinions antiféministes et misogynes. L'auteur conclut ainsi :
"Femme, quoique tu fasses, par fol orgueil ou contrainte par la dureté des temps, (...) la nature tôt ou tard se chargera de te rappeler que par destination, avant tout, tu es et dois rester la compagne de l'homme et la mère de ses enfants, son complément, sa moitié".
Antoine Mesclon. Le Féminisme et l'homme. Dédié aux sénateurs français. Paris, Ed. France et Humanité, [c. 1929]
L'auteur, sur un ton assez délirant, apporte son soutien aux sénateurs antiféministes.
Les évolutions de l'argumentaire antiféministe
Au début du XXe siècle, dominée par l'Action française, la droite nationaliste et antisémite s'oppose vigoureusement au féminisme mais n'a pas le monopole du discours réactionnaire. Les préjugés antiféministes transcendent les clivages : contre le vote des femmes, on invoque la légendaire violence féminine, des tricoteuses de la Révolution aux pétroleuses de la Commune. On craint la revanche des femmes, la guerre des sexes, et l'on prédit la destruction de la famille et l'extinction de la race. Alors que les féministes arrachent quelques droits, déjà, leurs luttes sont occultées : c'est une forme courante d'antiféminisme que d'attribuer les progrès de l'égalité à l'inexorable et naturelle évolution des sociétés.
L'un des points de cristallisation de l'antiféminisme est la « dépopulation », pour reprendre le terme inventé par les premiers démographes, tout acquis à la cause nataliste. Les féministes sont rendues responsables de la baisse de la natalité. Pas seulement par la droite. Le natalisme brasse large du côté des républicains. Ainsi, Zola, dans Fécondité, paru en 1899, dénonce la « fraude » (l'amour infécond) et magnifie la mère prolifique à travers son héroïne, Marianne. Il n'est pas nécessaire d'être misogyne pour être antiféministe. La plupart des intellectuels et des romanciers des années 1900 rejettent la perspective de l'égalité des sexes. Et leur vision catastrophiste des relations hommes-femmes montre une angoisse réelle. Discours outranciers, illogiques, menaçants, géniards forment une complainte du pouvoir perdu, de la virilité affaiblie. Une faille identitaire s'ouvre… Les futuristes français et italiens s'illustrent juste avant 1914 par leur haine du féminisme et désir de guerre « seule hygiène du monde » (Marinetti).
Contrairement au cliché qui présente la guerre de 14 comme un moment d'émancipation pour les femmes, l'antiféminisme ne disparaît pas. Il y a les craintes des soldats : que font les femmes à l'arrière ? Les reproches des pacifistes : pourquoi n'ont-elles pas empêché le conflit ? Les inquiétudes des syndicalistes face à la concurrence du travail féminin et au risque de destruction de la famille ouvrière. Il y a, enfin, un quasi consensus sur le péril démographique, qui va se concrétiser dans l'après-guerre par des mesures natalistes particulièrement répressives.
Pendant les « Années folles », l'antiféminisme se cristallise sur la question des mœurs. Figure de l'indépendance féminine, la garçonne concentre les « perversions » qui titillent les fantasmes des contemporains. Victime de l'ordre moral, Victor Margueritte porte d'ailleurs une lourde responsabilité dans la création de ce mythe [Bard, 1998]. La sexualisation de la femme nouvelle peut être vue comme une stratégie antiféministe : la garçonne est une femme virilisée, qui mène une vie de garçon. L'antiféminisme – ce n'est pas nouveau mais c'est plus voyant qu'à la Belle Epoque – se conjugue à la lesbophobie. Pour beaucoup, la femme émancipée éprouve, à l'instar des féministes, une haine des hommes qui la conduit à l'homosexualité.