L'après-guerre ou l'espoir déçu
La campagne suffragiste reprend dès la signature de l'armistice, avec l'espoir de voir le civisme féminin récompensé. Ainsi, en Angleterre, les femmes (de plus de trente ans) deviennent électrices et éligibles juste avant la fin de la guerre. Le droit naturel des femmes à être citoyennes ne s'impose pas comme une évidence. Souvent, les féministes sont amenées à utiliser d'autres arguments, fondés sur le mérite des femmes (comme les services rendus à la patrie) ou sur l'utilité sociale du vote féminin. Ce discours suffragiste considère qu'il y a une spécificité féminine, très visible dans le militantisme féminin pour la paix.
Comme le montre cette carte postale des années 1920, la Société pour l'amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits ne manque pas d'arguments en faveur du droit de vote, présenté comme la solution aux fléaux sociaux. Les femmes seraient, du fait de leur expérience ou de leur " nature ", plus sensibles que les hommes aux questions sociales. Les trois grandes tendances (réformiste, radicale et modérée) qui structurent le féminisme de l'entre-deux-guerres ont en commun cette conviction.
La reprise de la campagne suffragiste dans les années 1920
Les Françaises descendent rarement sur le pavé. Elles préfèrent à la manifestation d'autres moyens d'action : le lobbying, la conférence publique, la tribune féministe dans la presse générale, etc. Les volontaires pour aller manifester dans la rue, « comme les Anglaises », sont donc peu nombreuses. Il faut dire que les autorités ne les encouragent pas puisqu'elles leur refusent les autorisations. Difficile pourtant d'alléguer un « trouble à l'ordre public » lorsque l'on voit ces petits groupes de suffragettes au comportement parfaitement calme…
Le 1er juillet 1928, la Ligue française du droit des femmes manifeste pour le droit de vote, devant les grilles du jardin du Luxembourg, à deux pas du Sénat (à gauche, avec une robe fleurie: l'avocate Maria Vérone). Quelques minutes plus tard, elles sont emmenées au poste de police voisin.
En 1929, la Ligue d'action féministe organise une tournée de propagande en voiture, plus confortable. Marthe Bray fera même un "tour de France" suffragiste.
Le militantisme féminin pour la paix
En 1926, Paris accueille le congrès de l'Alliance internationale pour le suffrage des femmes: sur cette rencontre plane la colombe de la paix, symbole de la réconciliation entre les féministes françaises et allemandes. La solidarité internationale, brutalement interrompue en 1914, reprend vigueur.
Après l'hécatombe de la Grande Guerre, le pacifisme devient pour les féministes une priorité. La mouvance réformiste se retrouve dans un pacifisme mesuré, qui prône l'entente entre les nations via la Société des Nations. L'échec de la conférence internationale sur le désarmement, en 1932, les amène à réviser leur pacifisme et à prendre en compte le danger fasciste. Une minorité maintient toutefois un pacifisme intégral, refusant de se laisser piéger par une seconde « union sacrée »… En effet, l'effort de guerre des femmes, en 1914-1918, n'a pas été récompensé par le droit de vote. Le suffrage féminin est très souvent associé à l'espoir d'un monde pacifié, le bellicisme étant spontanément associé à la masculinité.
L'utilité sociale du vote des femmes
Les suffragistes mettent en avant dans leur campagne l'utilité sociale du vote des femmes : elles affirment par exemple que dans les pays qui ont reconnu aux femmes des droits politiques, des campagnes de prévention sont menées, des mesures sanitaires sont prises pour lutter contre divers fléaux sociaux au premier rang desquels elles placent la syphilis et l'alcoolisme. Ce discours aux accents parfois patriotiques est susceptible d'emporter l'adhésion de certains conservateurs.
Lutter contre les maladies vénériennes
Ce timbre, édité en 1925 par le Comité d'Éducation Féminine (CEF) de la Société de prophylaxie sanitaire et morale, illustre l'action menée par les féministes en faveur de la prévention et de l'information des jeunes filles et des femmes concernant les maladies vénériennes. Le tabou sur la sexualité est alors très pesant, mais les femmes, de plus en plus nombreuses dans les professions de la santé (infirmières, doctoresses) contribuent à le lever, progressivement.
Lutter contre l'alcoolisme
Née en 1916, l'Union des Françaises contre l'alcool mène campagne contre les ravages de l'alcoolisme, " fléau social " accusé d'affaiblir la nation (alors en guerre) mais aussi de générer des violences domestiques. Malgré son dynamisme, cette campagne menée par des féministes et des philanthropes échoue, face au lobby influent des producteurs et distributeurs d'alcool, mais aussi face à une opinion publique peu séduite par la perspective du régime sec.
La tendance réformiste
Le féminisme réformiste domine. C'est une tendance républicaine, laïque, radicale ou socialisante, qui s'attache à la conquête de l'égalité juridique. Sa priorité est le droit de vote qu'elle revendique assez sagement par des pressions auprès des hommes politiques et une mobilisation de l'opinion publique (notamment par des meetings nombreux, qui attirent en moyenne 400 à 600 personnes ; mais aussi par la presse).
La routine suffragiste est mise en cause de l'intérieur par la plus radicale des associations de cette tendance, la Ligue française du Droit des femmes, animée par l'avocate Maria Vérone. Elle est l'organisatrice de manifestations interdites par les autorités devant le sénat. Des suffragistes plus hardies s'aventurent également dans l'hémicycle, pour y crier leurs slogans, distribuer leurs tracts ou s'enchaîner sur les bancs. Ces initiatives d'action directe ou de manifestations de rue répugnent aux autres militantes, attachées à la modération et au légalisme.
L'image de cette tendance est plutôt bourgeoise. Des dirigeantes d'associations peuvent consacrer tout leur temps au bénévolat ; d'autres travaillent, comme l'avocate Maria Vérone, d'origine modeste. La sociologie des adhérentes est plus diversifiée, mais il est vrai que les femmes de milieu populaire y sont rares. Dans l'ensemble, les hommes sont peu nombreux, mais ont un rôle actif dans certains groupes comme la LFDF qui aime à rappeler que Victor Hugo fut un de ses présidents d'honneur. Les caractéristiques les plus importantes des militantes de cette tendance sont finalement un niveau d'instruction élevé des militantes) et le fait qu'elles sont issues des milieux protestants et juifs.
Comme le montrent les Etats généraux du féminisme organisés à Paris en 1929, autour des grandes associations suffragistes gravitent bien d'autres associations féminines spécialisées et le droit de voter n'y est qu'une revendication (la plus importante certes) parmi d'autres. La tendance réformiste élabore en effet un programme qui envisage ce que pourrait être l'apport spécifique des femmes dans la vie politique : contre la misère et la guerre, contre les fléaux sociaux, puis, dans les années 1930, pour une politique propre, à l'image des maisons bien tenues par les ménagères. Ce projet se présentant comme une alternative à la mauvaise gestion masculine, n'a d'original que son caractère féminin autoproclamé. Il est assez proche de celui des associations d'anciens combattants (particulièrement importantes entre les deux guerres). Il témoigne d'un attachement profond aux valeurs de la République et de l'assimilation des méthodes « masculines » en matière d'organisation. En 1938 est fondée l'Association des femmes décorées de la légion d'honneur, pour prouver le civisme de l'élite féminine du pays.
La tendance radicale
Pour les féministes radicales, le féminisme va au-delà de l'égalité juridique. Il doit dénoncer toutes les facettes du masculinisme, en particulier dans la famille et la sexualité. Il est aussi nécessairement anticapitaliste, en raison de l'exploitation spécifique des travailleuses. Les féministes radicales sont en général aussi des révolutionnaires et des pacifistes convaincues, très attachées à l'internationalisme. Elles sont hostiles à la religion, institution masculiniste accusée de maintenir la servitude et la passivité des femmes. Madeleine Pelletier, Hélène Brion, Nelly-Roussel ont par leurs conférences, leurs ouvrages, leurs articles dans divers journaux défendu ces idées, relayées par La Voix des femmes. Elles influencent également les Groupes féministes de l'enseignement laïque. L'opposition avec les autres tendances féministes se cristallise sur la loi de 1920 (contre la contraception, l'avortement et le néo-malthusianisme) qu'elles combattent et sur le nationalisme explicite ou implicite des grandes associations, vivifié par la guerre.
Entre les deux guerres, la tendance radicale s'affaiblit pour plusieurs raisons. Elle ne s'appuie plus sur des associations, et surtout, disperse ses efforts : certaines militantes sont absorbées par le pacifisme, comme Madeleine Vernet, et surtout Gabrielle Duchêne, qui anime la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (1919). D'autres préfèrent la politique, mais le Parti communiste les déçoit rapidement. Les unes et les autres n'ont pas transmis le flambeau aux plus jeunes. Madeleine Pelletier, la théoricienne du féminisme égalitaire, ne s'étonne pas des lenteurs, ni des régressions, de la marche vers l'égalité des sexes qu'elle juge néanmoins inéluctable. Les vies des féministes radicales sont marquées par une certaine souffrance. Hélène Brion et Lucie Colliard ont connu la prison ; Madeleine Pelletier les brimades professionnelles, puis l'arrestation, à la suite d'une dénonciation, pour pratique d'avortement, et finalement l'asile. Dans les années 1930, c'est dans les luttes antifascistes ou bien ultrapacifistes qui s'investissent les militantes vieillissantes.
La tendance modérée
Le féminisme s'élargit aux femmes catholiques avec la création en 1920 de l'Union nationale pour le vote des femmes. L'association n'est certes pas confessionnelle – le terrain est d'ailleurs déjà occupé – mais son féminisme se veut modéré et ses dirigeantes ne cachent pas leurs sympathies pour les partis de droite (Alliance libérale, Fédération républicaine, voire Jeunesses patriotes). Sa définition de l'identité féminine reste traditionnelle (la femme est « née pour être mère »), ce qui ne l'empêche pas de « demander pour les femmes une partie des droits que les hommes se sont accordés entre eux au cours des siècles, droits juridiques, professionnels, politiques, droit de posséder, de s'instruire, de s'associer, etc. » (Edmée de la Rochefoucauld, 1939). Cependant, précise bien la duchesse de la Rochefoucauld, « nous ne voulons en aucune occasion nous départir de la plus haute courtoisie et nous désirons garder à nos actes la modération parfaite qui convient à notre sexe et aux peuples civilisés ». Pour le droit de vote, elle mène une campagne dynamique, attachée à la formation civique des adhérentes (100 000 déclarées dans les années 1930) et des futures électrices, et à la persuasion des élites masculines du pays. La déclaration du pape Benoît XV en faveur du suffrage des femmes, en 1919, autorise leur engagement. La conviction de l'inéluctabilité du vote des femmes amène également les partis de droite à évoluer, en espérant beaucoup de ces futures électrices que l'on suppose plutôt cléricales. Mais la masse des femmes catholiques reste indifférente, voire hostile au féminisme.