1936 : l'occasion manquée...
En 1936 ont lieu les dernières manifestations pour le droit de vote des femmes. Cette photographie montre l'une d'entre elles, devant la Chambre des députés. Au centre, tenant l'affiche de la Femme nouvelle, la journaliste Louise Weiss.
Les députés viennent d'adopter à l'unanimité moins une voix, une dernière fois, une proposition de loi accordant aux femmes les mêmes droits politiques qu'aux hommes. Nul doute que le Front populaire a soulevé beaucoup d'espoirs avec l'entrée de trois "dames" au gouvernement… Mais il s'agit, pour la gauche et les femmes, d'un rendez-vous manqué. Léon Blum n'intervient pas auprès des parlementaires.
Le Sénat, comme à son habitude, retarde la discussion… jusqu'à la fin du régime, le 10 juillet 1940. Le retard de la France par rapport à d'autres démocraties est patent. Ses causes alimentent aujourd'hui un débat historique : sont-elles d'ordre philosophique ? Ou relèvent-elles de peurs plus prosaïques ?
La réforme du Code civil, en 1938, qui devrait faciliter la reconnaissance de l'égalité politique entre les sexes, survient en plein marasme suffragiste.
"Trois dames au gouvernement"
Extrait de Siân Reynolds, « Trois dames au gouvernement », dans Christine Bard (dir.), Un siècle d'antiféminisme, Paris, Fayard, 1999 :
« Le 4 juin 1936, pour la première fois dans l'histoire de la République, trois femmes sont nommées au gouvernement. Les " femmes ministres " - en réalité sous-secrétaires d'État - rencontrent l'approbation presque unanime de la presse. Mais dès le 22 juin 1937, cette brève expérience prend fin sans qu'on y prête beaucoup d'attention, ce qui incite à lire d'un œil sceptique les éloges dithyrambiques des "trois dames ", prodigués un peu partout au moment de leur nomination. [...]
L'expérience des femmes ministres n'a rien eu d'inquiétant : des femmes sélectionnées pour leur loyauté, leur discrétion, ont, dans les limites de leur rôle, rempli leur tache avec compétence, sans scandale, et en coopérant avec leurs ministres. Les nommer une deuxième fois n'aurait pas menacé la République. Mais précisément parce que l'expérience n'a pas échoué, si elle avait continué, la présence des femmes serait devenue permanente, et le droit de vote et d'éligibilité aurait été encore plus difficile à refuser aux femmes. Cette méfiance, qui s'est traduite par un " oubli conscient " en 1937, relève de la misogynie larvée, inavouée, cachée sous une acceptation partielle de la situation créée par Léon Blum ».
Le retard français
Dans ce dessin de presse datant de mai 1936, Marianne affirme : " C'est notre tour "... Espoir déçu par le Front populaire. Communistes et socialistes sont des partisans du droit de vote des femmes, mais ils ne parviennent pas à l'imposer aux radicaux, leurs partenaires dans le Rassemblement populaire. Dans le programme qu'ils présentent aux élections de mai 1936 figure la défense du droit au travail des femmes (très menacé pendant la crise) mais non le suffrage des femmes.
Marianne symbolise ici non par la France mais les Françaises qui attendront leurs droits politiques jusqu'au 21 avril 1944. La France, "patrie des droits de l'homme", est un des derniers pays occidentaux à réaliser le suffrage vraiment universel.
Le retard de la France est un argument fort des suffragistes. Sur la carte de l'Europe, les pays où l'égalité politique a été réalisée sont déjà nombreux : la Finlande (dès 1906), la Norvège (1913), l'Islande et le Danemark (1915), la Russie, l'Allemagne, la Lettonie, l'Estonie, la Pologne, l'Autriche (1918), l'Ukraine, le Luxembourg, la Suède, les Pays-Bas (1919), la République tchèque et la Slovaquie (1920), l'Arménie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, la Lithuanie (1921), l'Irlande et le Royaume-Uni (1928), l'Espagne (1931) et la Turquie (1934), enfin l'Ouzbékistan (1938). Les féministes sont-elles responsables du retard de la France, « pays de droits de l'Homme » ? On peut sans doute pointer leurs divisions, ou leur modération, leur faiblesse numérique… Mais ce sont surtout les hommes et les institutions de la IIIe République qui portent la responsabilité de ce rendez-vous manqué avec la démocratie.
Des causes philosophiques ?
Près d'un siècle sépare le suffrage masculin dit « universel » et le suffrage véritablement universel. En 1944, l'inéluctable s'accomplit à la faveur de circonstances exceptionnelles, une rupture majeure de l'ordre politique qui ouvre une brèche aux femmes. La France aurait-elle retrouvé son rang parmi les démocraties en différant encore cette réforme ? Pour expliquer son retard, on peut avancer des causes conjoncturelles et structurelles, des raisons philosophiques et politiques.
Le républicanisme est-il en cause, dans son incapacité à séparer l'individu, en principe neutre et abstrait, de son genre masculin ? C'est l'opinion de Joan Scott, montrant de manière convaincante à quel dilemme les féministes françaises ont été exposées (indifférenciation/différenciation). Pierre Rosanvallon montre qu'à l'opposé de l'utilitarisme anglais qui intègre des groupes porteurs d'intérêts spécifiques, l'universalisme à la française ne veut reconnaître qu'un citoyen abstrait, individu sans sexe. Or les femmes sont surdéterminées par leur sexe (la langue française un peu précieuse ne les appelle-t-elle pas « le Sexe » ?). Tout se serait donc joué au moment de la double rupture révolutionnaire et napoléonienne, et dans la théorie politique ? C'est un point controversé. L'histoire politique, vue du bas, à hauteur d'un sénateur ordinaire de l'entre-deux-guerres, contredit cette vision trop philosophique du processus historique. Là on lit la prégnance des préjugés les plus courants, qu'ils soient d'ailleurs misogynes ou philogynes. On constate le poids écrasant du discours sur l'altérité féminine. Et c'est cette altérité bien identifiée dans le sens commun et sans cesse réitérée dans les discours militants qui ouvre aux femmes l'égalité des droits. Les défenseurs les plus efficaces et les mieux entendus du vote des femmes s'appuient sur la notion de complémentarité des sexes.
Tout un faisceau de craintes
Le retard s'explique par un faisceau de craintes, toutes renvoyant à la peur d'une émancipation générale des femmes et non seulement civique.
La réforme du Code civil est bloquée par la peur d'une émancipation des femmes dans la famille (le divorce reste controversé) : l'émancipation civile de la femme mariée n'ouvrirait-elle pas la porte à l'émancipation civique ? C'est ce qui se produira, la réforme du statut de l'épouse datant de 1938. Sur les questions familiales, le catholicisme fait blocage. On en a une autre illustration sur le travail des femmes, réprouvé en ce qu'il porterait atteinte à la famille et à la natalité. Deux points sensibles, pendant la crise économique et sociale des années 1930. Or la France (de l'entre-deux-guerres car c'est au cours de cette période qu'elle « retarde ») a cette double particularité d'avoir un taux de natalité faible et un taux d'activité féminine fort. La gauche, partageant certaines craintes avec la droite, a aussi les siennes propres. La défense de la laïcité, allant parfois jusqu'à l'anticléricalisme est la justification quasi officielle de l'antisuffragisme de gauche : les femmes voteraient comme les curés…
Plus difficile à avouer pour des démocrates, la peur du suffrage universel est bien présente, non sans raison: et de se souvenir des masses paysannes analphabètes votant pour Louis Napoléon Bonaparte, et de constater qu'un dictateur a été élu, outre-Rhin, en 1933. Grâce aux voix des femmes, pensent certains, au parti socialiste… L'insuffisance de l'éducation politique des femmes est un leit-motiv dans ce débat. Bien sûr la conjoncture nationale et internationale joue son rôle. En 1936 pour la dernière fois, les députés adoptent l'intégralité des droits politiques pour les femmes, à l'unanimité moins une voix. Le Sénat ne débattra pas de cette proposition. La majorité de Rassemblement populaire a-t-elle ou non « trahi » ? C'est aussi une controverse. En tout cas, les dangers intérieurs et extérieurs font des droits politiques des femmes une question secondaire. Les femmes elles-mêmes, parmi celles qui s'engagent, et notamment les plus jeunes, l'acceptent. « Citoyennes sans citoyenneté », elles sont partout présentes lors de la grève générale de 1936 et dans toutes les manifestations antifascistes. Le Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme est une remarquable organisation de masse.
1938 : une réforme partielle des droits civils
Cette caricature réalisée en 1926 pour la Ligue d'Action féminine pour l'obtention immédiate du suffrage des femmes représente le Code civil sous les traits d'un Napoléon vieilli et impotent :
"Joignez-vous aux féministes pour obtenir sa révision... Il a plus d'un siècle de retard".
Promulgué en 1804, le Code civil fait de la femme mariée une mineure, à l'instar des enfants et des fous. " La femme appartient à l'homme comme l'arbre au jardinier ", dit Napoléon.
Depuis le XIXe siècle, les féministes veulent adapter le code à l'évolution de la société. Ce sera une œuvre de longue haleine, ralentie par les conservateurs attachés au rôle dirigeant du pater familias. Il faut par exemple attendre 1965 pour que l'épouse puisse travailler sans l'autorisation de son mari et 1970 pour le partage de l'autorité parentale. En 1938, une émancipation partielle est adoptée, qui donne à la femme mariée plus de droits. C'est une objection des antisuffragistes qui tombe avec cette réforme (pouvait-on accorder le suffrage à des « mineures » ?).
La femme moderne
Dans ce dessin humoristique, Claire Villeneuve associe le féminisme à la modernité. Contre la tradition, représentée par la paysanne en coiffe, s'exténuant dans ses travaux domestiques, s'affirme une femme moderne libérée des préjugés sur la " nature féminine ".