Femmes orientales dans la carte postale coloniale

Coordination scientifique : Christelle Taraud

Regards de femmes d'ici et d'ailleurs

Les Femmes arabes en Algérie, (Paris, Société d'Editions Littéraires) (couverture), Hubertine Auclert, 1900, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Peu de Françaises ont écrit de 1830 à 1910, si on se réfère à la masse d'auteurs de sexe masculin, sur les femmes "indigènes". Peu d'écrivaines, à l'exception notable d'Isabelle Eberhardt, mais aussi peu de journalistes et de militantes féministes. Hubertine Auclert fait exception à la règle.

De ses quatre années passées en Algérie, elle ramène en effet un témoignage poignant et accablant, Les femmes arabes en Algérie, sur la condition des femmes "indigènes" au début du XXe siècle, soumises à la double domination masculine et coloniale. Après la Première Guerre mondiale, Marie Bugéja met elle aussi l'accent dans son livre Nos sœurs musulmanes, sur la nécessité de l'éducation et de l'autonomie financière pour rompre avec la servitude féminine. Il faudra cependant attendre les années 1930 pour qu'une prise de conscience collective émerge véritablement. La question des femmes aux colonies fait alors l'objet des Etats Généraux du féminisme réunis dans le cadre de l'exposition coloniale de 1931. Si les témoignages ou livres de Françaises sont peu nombreux, plus rares encore sont ceux provenant directement des femmes "indigènes". Ce qui rend Histoire de ma vie de Fadhma Aïth Mansour Amrouche d'autant plus précieux et émouvant.

Isabelle Eberhardt et Tessadith

"Elle était ce qui m'attire le plus au monde, une réfractaire. Trouver quelqu'un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers le vie aussi libéré de tout que l'oiseau dans l'espace, quel régal ! Je l'aimais pour ce qu'elle était et ce qu'elle n'était pas. J'aimais ce prodigieux tempérament d'artiste, et aussi tout ce qui, en elle, faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil".

Le colonel Lyautey alors en poste à Aïn Sefra où vivait Isabelle Eberhadt, cité dans Philippe Decraene, François Zuccarelli, Grands Sahariens à la découverte du désert des déserts, Paris, 1994, Denoël, p 209.

« Lyautey et Isabelle Eberhardt », Temps, Henriette Célarié, août 1934, PDF (251 Ko), Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

« Une nomade », Le Gaulois,  Raymond L., septembre 1925, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand, © BMD.

Isabelle Eberhardt arrive en Algérie guidée par un désir exclusif d'Orient et par une empathie revendiquée - elle se convertit d'ailleurs à l'islam et parle couramment l'arabe - avec la culture arabo-musulmane. Fuyant les villes, perçues par elle comme des espaces de dégradation, elle trouve "refuge" dans le désert où elle se métamorphose en un cavalier arabe vêtu de gandouras et de burnous blancs et y devient pour tous, Si Mahmoud Saadi. Cette passion dévorante pour l'Algérie, l'islam maraboutique et la civilisation saharienne irrigue l'ensemble de son œuvre. Elle est aussi connue pour avoir donné une vision particulièrement réaliste et sensible de la condition des  femmes algériennes. Sa nouvelle "Sous le joug", paru dans La Grande France en 1902, retrace ainsi l'histoire de Tessadith, jeune berbère mariée de force à un vieil homme qu'elle déteste et qui ayant commis l'adultère fini par échouer, après avoir été violée par un militaire français, dans un quartier de prostitution.

Comme Hubertine Auclert à la même époque, Isabelle Eberhardt critique donc autant les méfaits de la culture patriarcale traditionnelle que la politique coloniale qu'elle juge, en ce qui concerne les femmes comme en d'autres domaines, "sale, malfaisante et imbécile". A partir du début du XXe siècle, les ethnologues, anthropologues et sociologues françaises - Germaine Tillion, Thérèse Rivière et Mathéa Gaudry notamment - se chargeront, par des enquêtes poussées sur le terrain, de donner une assise scientifique aux témoignages d'Hubertine Auclert et d'Isabelle Eberhardt.

Bibliographie indicative

> Isabelle Eberhardt, Amours nomades, Paris, Joëlle Losfeld, 2003.
> Isabelle Eberhardt, Ecrits intimes, Paris, Payot & Rivages, 1991.
> Edmonde Charles-Roux, Un désir d'Orient : jeunesse d'Isabelle Eberhardt, 1877-1899, Paris, Grasset, 1988.
> Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, Le Seuil, 1966.
> Germaine Tillion, L'Algérie aurésienne, Paris, La Martinière, 2001.
> Thérèse Rivière, Aurès/Algérie : photographies, 1935-1936, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1995.
> Mathéa Gaudry, La femme chaouia de l'Aurès, Paris, Geuthner, 1929.
> Mathéa Gaudry, La société féminine au Djebel Amour et au Ksel. Etude de sociologie rurale nord-africaine, Alger, Société algérienne d'Impressions diverses, 1961

De Fadhma Aïth Mansour Amrouche à Leïla Sebbar

Fadhma Aïth Mansour Amrouche, "Ma mère" dans Histoire de ma vie, Paris, La Découverte, 2000, p.24-25.

Mariée à un vieil homme à qui elle donne deux enfants, la mère de Fadhma Aïth Mansour Amrouche devient veuve très jeune. Ayant refusé de rentrer à la mort de son mari, comme le veut la coutume kabyle, dans la maison de son père, elle est reniée, à la tajmâat, par sa parenté masculine. Elle se retrouve alors seule au monde, étrangère à sa propre famille.

Leïla Sebbar, "Les femmes du peuple de mon père", dans Femmes d'Afrique du Nord. Cartes postales (1885-1930), Paris, Bleu Autour, 2002, pp.19-20.

Née d'un père algérien et d'une mère française, Leïla Sebbar a ressenti très tôt, dès son enfance comme Fadhma Aïth Mansour Amrouche, la sensation d'être une "étrangère". Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003) et Mes Algérie en France (Bleu Autour, 2004) ont d'ailleurs mis l'accent sur cette distance - proximité qui l'unit à l'Algérie. S'interrogeant sur les femmes figurées dans les cartes postales coloniale et évoquant, dans le même temps, son père, Leïla Sebbar a ces simples mots :

"[…] Si j'avais un jour, je ne l'ai pas fait, montré à mon père ces femmes sur cartes postales, je lui aurais rapporté l'histoire de Mériéma et du photographe français. J'aurais imaginé pour lui le destin de chacune, mes soeurs africaines, mes sœurs étrangères, les femmes de son peuple. Dans la maison, l'atelier ou le bordel :
La mélancolique
La dévergondée
La curieuse
L'altière
La rebelle
La rêveuse
La fugueuse.
Comme les femmes de Marc Garanger, le soldat-photographe, les Aurésiennes maltraitées par l'armée et la guerre, contraintes en 1960, en Algérie, d'exposer leur visage à la mécanique prédatrice, pour des photos d'identité. Comme les femmes des premières ethnologues françaises au Maghreb, Germaine Tillion et Thérèse Rivière, l'institutrice ethnographe, Germaine Laoust-Chantréaux. Pionnières à dos de mules dans les montagnes kabyles et les hauts plateaux de l'Aurès, elles photographiaient, attentives, fraternelles, bienveillantes, des femmes sur nature, aux champs, dans les bois, porteuses de fagots, dans la cour intérieure de la maison, filant, cardant, tissant dessinant sur les poteries des formes géométriques et les signant ainsi, sans lettres… Femmes qui tiennent la maison debout. Les femmes du peuple de mon père […]."