La carte postale : lien entre France et Maghreb
Dupliquées à des milliers d'exemplaires dans des conditions encore trop souvent obscures, les cartes postales étaient achetées, dans les éventaires des marchands, par une clientèle nombreuse surtout composée d'Européens. Envoyées ensuite dans l'ensemble des régions de la France métropolitaine, elles donnaient à voir, pour ceux qui les recevaient, des "condensés" d'un Maghreb colonial lointain et méconnu. Comme constructions artificielles de l'imaginaire colonial, les cartes postales transmettaient d'ailleurs, dans la plupart des cas, des stéréotypes réducteurs et ambigus sur les populations et les sociétés locales.
Elles permettaient cependant aussi, au grès de certaines correspondances, d'envoyer des informations réelles - costume de l'Algéroise, préparation du couscous… - sur ces Maghrébines et Maghrébins "indigénisés" par l'idéologie et la politique coloniales. Connaissant son apogée dans les années 1900-1930, la carte postale coloniale décline ensuite progressivement. Pour pallier la désaffection des clientèles, les éditeurs procèdent alors à des aménagements censés rendre les images plus attractives. Apparaissent alors, de plus en plus souvent, des cartes postales colorisées - versions "relookées" de tirages en noir et blanc.
Une construction artificielle de l'altérité
La carte postale coloniale repose sur une construction "ethnique" de l'altérité féminine. Censées être "Arabes", "Berbères", "Juives" ou "Négresses", les femmes représentées ne le sont pas toujours. On mesure l'aspect fantaisiste de la classification en apposant, côte à côte, certaines images. Une même femme et plusieurs légendes différentes - faisant d'elle tantôt une Arabe et tantôt une Juive, tantôt une paysanne et tantôt une citadine, tantôt une danseuse et tantôt une tisseuse…- montrent la manipulation. La confusion qui règne dans les légendes tient bien sûr à la volonté qu'ont les photographes et les éditeurs de rentabiliser leurs fonds et leurs investissements, elle tient aussi à une réalité de la production photographique : les femmes qui acceptent de poser n'ont souvent rien à voir avec les femmes représentées. Le plus souvent ce sont des chanteuses, des danseuses ou des prostituées dont on rappelle le côté "crapuleux" à travers la cigarette que les modèles tiennent souvent entre leurs doigts. Loin d'être isolé, ce "maquillage" de "filles légères" en "femmes honnêtes" est un élément récurrent de la carte postale. Comme le précisent fort justement Gilles Boëtsch et Jean-Noël Ferrié, "l'appellation ethnique ne sert pas, ici, à exhiber davantage les indigènes mais à renchérir sur la réalité, à faire passer des filles "faciles" posant dans les salons des photographes pour des femmes qui pourraient être des voisines ou des passantes. L'image fantasmatique doit être crédible et c'est uniquement pour cela qu'elle mobilise l'attirail habituel des "scènes et types", bijoux indigènes et noms de tribus". C'est en effet le recours à la science qui assure la crédibilité à la classification en suggérant que les figures proposées ne sont pas des "professionnelles" de la pose mais des femmes du commun".
Dans les deux images présentées ici - dont l'une relève de l'espace public et l'autre de l'espace privé - le caractère "crapuleux" des femmes est systématiquement figuré par le recours à un "accessoire" occidental de la sexualité illicite : la cigarette. A noter cependant que dans les sociétés traditionnelles maghrébines le fait de fumer (narghilé et cigarette) n’était pas considéré comme un acte de « mauvaises mœurs » mais faisait partie de la « société des loisirs ».
Bibliographie indicative
> Gilles Boëtsch, Jean-Noël Ferrié, "Contre Alloula, le harem colonial revisité", Gilles Beaugé, Jean-François Clément (dir), L'image dans le monde arabe, Paris, CNRS, 1995, pp.298-304.
> Christelle Taraud, Femmes orientales dans la photographie coloniale, 1860-1910, Paris, Albin Michel, 2003.
> Christelle Taraud, La prostitution coloniale, 1830-1962, Paris, Payot & Rivages, 2003.
Fadhma Aïth Mansour Amrouche
Une kabyle chrétienne en pays musulman
"Maxula-Radès, 1er août 1946, A mon fils Jean, Je te lègue cette histoire, qui est celle de ma vie, pour en faire ce que tu voudras après ma mort. Cette histoire est vraie, pas un épisode n'en a été inventé, tout ce qui est arrivé avant ma naissance m'a été raconté par ma mère, quand j'ai été d'âge à le comprendre. Si j'ai écrit cette histoire, c'est que j'estime qu'elle mérite d'être connue de vous. Je voudrais que tous les noms propres (si jamais tu songes à en faire quelque chose) soient supprimés et si tu en fais un roman, que les bénéfices soient partagés entre tes frères et ta sœur, en tenant compte de tes frais et de ton travail. L'histoire, une fois écrite, sera cachetée et remise entre les mains de ton père qui te la remettra après. J'ai écrit cette histoire en souvenir de ma mère tendrement aimée et de Mme Malaval qui, elle, m'a donné ma vie spirituelle".
Ainsi parle Fadhma Aït Mansour Amrouche (1882-1967) dans une lettre adressée à son fils, l'écrivain Jean Amrouche. Dans Histoire de ma vie, finalement publié après la mort de son mari, Fadhma Aïth Mansour Amrouche dresse un portrait sans concession de la condition des femmes kabyles, de la pénibilité du travail des champs et du travail domestique - aller chercher l'eau, récolter le petit bois, faire le pain et la cuisine, laver le linge, tisser la laine… - mais aussi du terrible poids de la famille traditionnelle dans une société encore très profondément rurale.
Elle raconte ainsi sa propre histoire, celle d'une enfant illégitime qui, forcée à l'exil par les circonstances de sa naissance, est envoyée par sa mère dans une des premières écoles pour filles de la grande Kabylie. Scolarisée dans l'établissement de Mme Maleval, construit dans le village de Taddert-ou-Fella, puis salariée à l'hôpital des Aïth-Maneguelet, Fadhma Aïth Mansour Amrouche y rencontre son mari et se convertit au catholicisme. Du même coup, elle devient, dans son propre village et dans sa propre communauté d'origine, une renégate (une m'turni). Kabyle, chrétienne, femme, Fadhma ne sera plus jamais chez elle en Kabylie. Contrainte de quitter son pays pour la Tunisie, puis pour la Bretagne où elle finira sa vie, Fadhma Aït Mansour Amrouche est pourtant l'un des symboles les plus émouvants de cette Algérie plurielle chantée, entre autres, par Kateb Yacine. C'est aussi, malgré les vicissitudes de la vie et de l'histoire, une femme debout dont de très nombreuses Algériennes d'hier et d'aujourd'hui sont les dignes héritières.
La carte postale : support de correspondance
Les cartes postales permettent de correspondre aussi bien dans les zones militaires que civiles. Les textes au dos des images sont de nature diverse - familiale, amicale ou amoureuse ; romanesque, pittoresque ou raciste…- et disent autant l'étonnement, la fascination, le spleen que le sentiment de supériorité. Témoignages inédits de la présence française en Afrique du Nord, ces correspondances sont aussi les traces de liens singuliers, complexes et conflictuels, qui unissent les deux côtés de la Méditerranée.
Mauresque (costume riche), Algérie n° 396
Alger, le 11 mars 1909
Mes chers cousines, Je pense que cette jeune personne vous intéressera tout au moins son costume. Il y a là pour vous une comparaison à faire entre le pantalon mauresque et le falzar des Parisiennes : 16 mètres d'étoffe, ni plus ni moins alors que… Je vous souhaites à tous bonne santé ; que l'hiver soit clément ; que Mohamed vous garde et qu'Allah vous protège ! Mes meilleurs amitiés à votre frère et à votre mère - à vous bien cordialement.Lucile Leclers
Négresse faisant le couscous, Algérie n° 497
[ Date et lieu inconnus ] Vous voyez sur la carte la manière de faire le manger arabe. Le couscous est une sorte de semoule bouillie, ils assaissonnent ça avec du piment et de l'huile de jujube, sorte de fruit qu'ils cueuillent vert pour fabriquer cette huile qui leur sert de graisse. J'ai mangé une fois du couscous avec Grissède, c'était pour voir, c'était bon, ce n'est pas mauvais mais il faut avoir un bon estomac, c'est très lourd. Ca change auprès des aliments français. [ signature illisible ]
Négresse, Algérie n° 404
[ Lieu inconnu ] le 17 août 1910
Cher Cousin, Je vous envoi cette carte qui représent une femme blanche au pays des noire. Tout le monde se porte bien et vous embrasse tous ainsi que moi. Votre cousin. Bien le bonjour à M et Mme Gustave. Si tu veux que j'écrive à M et Mme Gustave donne moi l'adresse car je n'ai pas fait attention au numéro de la rue.
Femmes des Ouled Naïls n° 52 A
[Date et lieu inconnus]
Cette carte pour Germaine et Lisette. Vous ai fait photographié alors vous envoille la photo vous pouvez regardé ses bien vous. Vous avez qu'avoir je dépense des sous pour vous faire photographier alors il faudra m'envoillé un peu d'argent pour la même chère frangine. Après vous enverraient la photo de la petite [la suite est illisible].
Votre grand frère.
J. Gangnand.
Mauresque voilée, Scènes et types n° 6231
[Date et lieu inconnus]
Je ne peux t'envoyer des bicots car ils sont trop vilains mais je t'envois une jolie Mauresque. Ton ami qui pense souvent à toi.
[signature illisible]
Ah qu'il fait donc chaud !, Scène et types n° 6268
Fort National, le 12 avril 1916 Cher copain, Tu me fais languir tu sais ! Et j'ai bien envie, pour t'engueler un peu - le temps te manque pas pourtant ? Et j'attends une lettre de quatre page au moins. Tu sais, il va falloir qu'on se cavalle tout de même pour les Dardanelles. C'est embetent tout de même. Quinson est rétablie maintenant. Tant mieux pour lui. Je lui souhaite de rester au dépôt. Tu fait toujours [illisible]. Moi toujours ! Tu ma coller une belle blague à cause de Paulu ! C'est pas vrai, ça avance toujours ehin ? Les Russes sont bientôt à Berlin ? ou les Boches bientôt à Pétrograd ?J'ai reçu une lettre de Viala, donne lui le bonjour quand tu le verra ainsi [illisible]. Salut vieux portes toi bien, ton copain pour toujour.
Rocher.
Campement de nomades n° 226
[Date et lieu inconnus]
Tu me demandes des cartes de belles mouquères. Regarde les belles femmes qu'ont voit dans ce pays.
[Signature illisible]