(Dé)voilées : dépasser la frontière du désir
Dans les cartes postales, les photographes se jouent souvent, en effet, de l'absence-présence, du permis (halâl) et de l'interdit (harâm), du public (tajahûr) et du privé (sîtr) – notions propres à la culture islamique qu'ils refaçonnent symboliquement à leur profit.
Dans ce cadre, le voile donne ainsi du mystère aux femmes "indigènes" figurées. Il est une clé vers leur intimité, toujours dépeinte comme sensuelle et offerte. A une réalité de femmes cloîtrées ou voilées (peu de femmes, à l'époque qui nous occupe sortent en effet de chez elles sans voile), incontournable pour les photographes occidentaux, répondent alors les multiples images d'une féminité "accessible". Des silhouettes cyclopéennes aux profils masqués de haïks, de burqu, de hidjabs blancs ou noirs, si les femmes recouvrent progressivement l'intégralité de leur regard, elles perdent aussi une partie de ce qui faisait leur charme suranné et atemporel : une certaine distance face à leur image.
Dans de nombreuses représentations de femmes, le haïk fétichisé devient ainsi une sorte d'artifice de séduction exclusivement propice au dévoilement. On reste interdit devant l'ordonnancement mécanique de ce «strip-tease» oriental où le corps statique des femmes, pourtant assimilé par la culture islamique à un sexe à cacher ('awra), s'expose brutalement en pleine lumière. Dans ce dévoilement, qui préfigure déjà la classique "Mauresque aux seins nus" de la carte postale coloniale, on passe alors d'un objet inaccessible à un objet offert.
Des femmes du dehors : voile et espace public
Plusieurs versets coraniques sont consacrés au voile (hidjab), terme qui, dans la Loi, désigne beaucoup plus que le morceau d'étoffe qui recouvre le visage.
La coutume de «voiler» les femmes derrière les maisons (c'est-à-dire de les retrancher du monde du dehors) constitue d'ailleurs la principale forme de hidjab. A partir de là, les fuqahâ (juristes et théologiens musulmans) ont déterminé les conditions qui permettent aux femmes de sortir de chez elles. En général, sauf spécifications particulières des contrats de mariage, cela leur est seulement permis en cas de «nécessité» et seulement avec l'autorisation de leur mari ou de leur wali (tuteur légal). Cette "permission" est cependant circonscrite à l'obligation, pour les femmes "honnêtes" tout au moins, de porter un voile qui masque leur "nudité" et traduit leur passage transitoire dans un espace public où leur présence n'est que tolérée. Véritable "négociation" avec la société des hommes, le port du voile a cependant permis à un nombre croissant de femmes de sortir de chez elles.
Un certain nombre d'entre elles, dans la foulée d'un mouvement d'émancipation animé dès le début du XIXe siècle dans l'ensemble du monde musulman par des féministes turques, égyptiennes et maghrébines, ont d'ailleurs lutté contre ce symbole de l'oppression féminine et ont exigé, comme marque d'une émancipation féminine en marche, le dévoilement des femmes.
A l'extrême fin de la période coloniale, pendant la guerre d'Algérie, la question du voile devient affaire de sécurité intérieure autant que de propagande car la police et l'armée soupçonnent les sympathisantes et les militantes nationalistes de camoufler messages, armes et munitions sous leurs haïks traditionnels. En juillet 1958, la "bataille du voile", qui voit un certain nombre de femmes algériennes appartenant au Mouvement de solidarité féminine se "dévoiler" publiquement devant les médias occidentaux, fait de cette question un point incontournable de la guerre en même temps qu'elle place les femmes devant un dilemme difficilement soluble : enlever leur voile et passer, aux yeux du FLN et d'une grande majorité des Algériens, pour des "collaboratrices" affiliées au "parti de la France" (hizb frança) ou bien le garder en renonçant sur ce terrain, pour un temps, à leurs velléités d'émancipation.
Dans l'iconographie coloniale, la place des femmes voilées est évidemment incontournable. Aux multiplicités des situations (femme seule ou en groupe/ en décor naturel ou en studio…) répond en effet l'interchangeabilité de ces femmes dont en dehors des yeux et des chaussures – dont la hauteur des talons s'élèvent selon la mode européenne - rien n'est visible.
Bibliographie indicative
> Irène Fenoglio-Abd el Aal, Défense et illustration de l'Egyptienne. Aux débuts d'une expression féminine, Le Caire, CEDEJ, 1988.
>Noureddine Sraieb, "Islam, réformisme et condition féminine en Tunisie": Tahar Haddad (1898-1935), Agnès Fine, Claudine Leduc (dir), Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 9, Toulouse, PUM, 1999, pp.75-92.
> Todd Shepard, "La bataille du voile pendant la guerre d'Algérie", Charlotte Nordmann (dir), Le foulard islamique en questions, Paris, Amsterdam, 2004, pp.134-141.
La "Mauresque aux seins nus" : un archétype colonial...
La "Mauresque aux seins nus" est une des figures les plus redondantes de l'imaginaire érotique colonial, un archétype colonial de la féminité "indigène". Elle représente, sans conteste, l'image inversée de la femme voilée.
"Partagées", "dégradées", les "Mauresques aux seins nus" sont, en effet, présentées et figurées comme des femmes "accessibles", c'est-à-dire "achetables". La plupart des cartes postales de "Mauresques aux seins nus" sont d'ailleurs axées sur l’invite sexuelle, assimilable à un fait de racolage, encore accentuée par l’intensité trouble du regard directement adressé au photographe, mais aussi à l’acheteur potentiel. Le rapport commercial qui s’instaure alors entre ce trio (la femme, le photographe, le client) modifie profondément, en la mercantilisant et en la banalisant, la nature de la relation. Il introduit aussi, par la démultiplication des images, une dimension de rentabilité et de profit peu compatible avec l’unicité de l’aventure romanesque et exotique souvent espérée, parfois vécue. En sexualisant les femmes et en les dénudant à grande échelle, la carte postale coloniale ouvre donc la voie à la déliquescence du rêve. D’énigmatiques, les femmes deviennent alors, par leurs statuts (ce sont souvent des danseuses, des musiciennes, des chanteuses suspectées de «mœurs légères») ou par leurs postures (elles sont couramment allongées ou accoudées dans une sorte de féminité indolente et passive), de simples tentatrices, vulgaires ou obscènes. Le glissement vers la nudité, partielle ou totale, ne fait donc qu’accélérer la métamorphose dégradante de la femme galante en fille de joie.
Bibliographie indicative
> Malek Alloula, Le Harem colonial. Images d'un sous-érotisme, Genève, Slatkine, 1981.
> Gilles Boëtsch, "La Mauresque aux seins nus. L'imaginaire érotique colonial dans la carte postale", Pascal Blanchard, Armelle Chatelier (dir), Images et colonies (1880-1962), Paris, Syros, 1993, pp. 93-96.
> Gilles Boëtsch, Jean-Noël Ferrié, "Contre Alloula, le harem colonial revisité", Gilles Beaugé, Jean-François Clément (dir), L'image dans le monde arabe, Paris, CNRS, 1995, pp.298-304.