Fantasme du harem : topos de l’imaginaire colonial
Le harem vient du mot arabe harâm qui signifie ce qui est interdit par la loi coranique (shar'ia) mais aussi ce qui est sacré et, en tant que tel, doit être protégé. Par extension, le harem fait référence à la partie du palais ou de la maison (dâr) "réservée" aux femmes (épouses, concubines, domestiques) et aux enfants en bas âge des deux sexes. Comme l'explique très bien Fatima Mernissi, le harem est donc une "frontière" entre le féminin et le masculin, le public (tajahûr) et le privé (sîtr), lehalâl et le harâm.
Le harem, comme espace "interdit" aux hommes qui n'appartiennent pas à la parenté directe des femmes (pères, frères, époux et fils pour l'essentiel) est une source d'inspiration constante pour l'imaginaire orientaliste et colonial qui en a fait souvent un lieu d'enfermement symbolique (matérialisé par la présence récurrente, dans les cartes postales, de barreaux) lié - non pas à la difficulté de vivre dans ce lieu clos du désir d'un seul - mais au fantasme de possession de "l'esclave sexuelle" soumise aux plaisirs exclusifs d'un seigneur et maître à la virilité triomphante.
Dans le "harem colonial" des photographes occidentaux, les femmes sont en effet toujours figurées comme des "machines caressantes", belles et indolentes oisives vivant une vie désincarnée et érotisée faite d'une éternelle attente seulement trompée, un temps, par des activités récréatives : discourir avec une amie, boire un verre de thé ou de café, jouer d'un instrument de musique, fumer un narguilé…
Bibliographie indicative
> Annabelle d'Huart, Nadia Tazi, Harems, Paris, Editions du Chêne, 1980.
> Alev Lytle Croutier, Harems, le monde derrière le voile, Paris, Belfond, 1989.
> Carla Coco, Harem : l'Orient amoureux, Paris, Place des Victoires, 2002.
> Ysabel Saïah-Baudis, Haram, Paris, Editions du Chêne, 2003.
> Meyda Yeyenoglu, Colonial fantaisies : toward a feminist reading of Orientalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
> Marie Elise Palmier-Chatelain, Pauline Lavagne-d'Ortigue (dir.), L'Orient des femmes, Paris, ENS Editions, 2002.
Le harem : un lieu d'enfermement et de violences
"Je suis une femme de harem, une esclave ottomane. Née d'un viol, acte de mépris, j'ai vu le jour dans un palais somptueux. Le sable chaud est mon père ; le Bosphore ma mère ; la sagesse mon destin ; l'ignorance mon lot. Richement parée, je ne suis qu'une pauvre femme. Je possède des esclaves sans cesser d'en être une. Je suis anonyme, marquée au sceau de l'infamie. Mille et un récits ont été écrits à mon sujet. J'appartiens à ce lieu où les dieux sont enterrés, où l'on nourrit les démons : cette terre de sainteté, cette arrière-cour de l'enfer".
Anonyme. Cité dans Alev Lytle Croutier, Harems, le monde derrière le voile, Paris, Belfond, 1989, p 17.
Ainsi se présente une Odalisque anonyme d'un harem d'Istanbul. A travers ce témoignage, on pénètre dans un univers rarement évoqué, lorsqu'on traite du harem, celui de la violence sexuelle, physique et psychologique exercée contre les femmes. Faute de sources et de témoignages, cet aspect de la vie de harem n'est quasiment jamais mis en avant. Non plus que la question de la relégation des femmes - favorites déchues, odalisques malades ou vieillissantes - ou de leur disparition plus ou moins "brutale".
La "carcéralité" du lieu - et la nécessaire "cohabitation" de femmes dont les intérêts sont souvent divergents, voire concurrents - entretient en effet des jalousies et des rivalités : Olympe Audouard le souligne dans "La favorite du soir" :
Ce soir, mon bien-aimé viendra ! Avec lui je veux rire et boire jusqu'au matin. Oh ! je vais me faire belle ; je veux qu'il soit fou ; je veux que ma rivale s'abreuve de larmes. Si souvent elle m'en a fait verser ! Ah ! c'est son tour… tu souffriras. Ton cœur du feu de la jalousie sera brûlé ; mais je rirai, je m'enivrerai de vie et de volupté; il sera sous mon charme, il t'oubliera… oui, il t'oubliera.
Olympe Audouard, Les Mystères du sérail et des harems turcs. Lois, mœurs, usages et anecdotes, Paris, Dentu, 1866, p. 263.
Le harem peut ainsi se transformer en antichambre de l'assassinat. Dans le harem, en effet, la violence ne s'exerce pas seulement contre les femmes mais aussi entre elles. Pour quelques grandes figures féminines dont l'historiographie du harem a gardé le souvenir - l'esclave circassienne Roxelane, affranchie puis épousée par Soliman Ier ; la vénitienne Baffa qui rejoint le harem de Mourad III et s'impose comme Sultane sous le nom de Safiye ; la française Aimée Dubucq de Riverie qui, devenue Nakshidil, règne aux côtés d'Abdul Hamid Ier - combien de femmes sont mortes dans le plus complet anonymat ou ont opportunément disparu dans les eaux du Bosphore ou de la mer de Marmara ?
Pour figurer clairement le caractère carcéral du harem, les photographes occidentaux représentent très souvent les "Mauresques" derrière des fenêtres munies de lourds et imposants barreaux. Dans leur esprit, il s'agit d'ailleurs moins de dénoncer la condition dans laquelle vivent ces femmes que d'en faire un topos du fantasme sexuel. Les "Mauresques" seraient ainsi de "belles captives" qu'une intervention étrangère permettrait opportunément de "libérer".
A noter dans la carte postale Mauresque chez elle. Souvenir de Mustapha Palace Hôtel, l’extrême jeunesse du modèle figuré.
Le harem : lieu de pouvoir
Loin du territoire de l'attente figuré dans l'imagerie coloniale, le harem est au contraire un lieu d'intense activité où s'exercent des relations de pouvoir complexes et une véritable "culture de gouvernement" (âdab as sultaniya) menée par les femmes autour du Sultan. Le harem est aussi le lieu où s'organise une véritable hiérarchie féminine sur laquelle règne la "reine mère", la Sultane Validé.
En effet, lorsqu'une esclave arrive au harem, elle doit, avant d'y être admise, subir un "examen" devant un eunuque dont le travail est de détecter, chez elle, toutes imperfections physiques éventuelles. Quand l'apparence est jugée "satisfaisante", la femme est présentée à la Sultane Validé (le plus souvent la mère du prince régnant) qui donne son "approbation" à son entrée officielle. Elle doit alors changer de nom et éventuellement de religion (si elle est chrétienne ou juive) et devient odalisque.
Lorsqu'une de ces odalisques est désignée "pour la nuit", elle accompagne en secret le "grand eunuque" jusqu'à la chambre du Sultan. Sa "relation" avec lui ne devient cependant "officielle" que si ce dernier la désigne comme "favorite" (Ikbal) lui octroyant par là même statut et privilèges : des appartements privés, une calèche et des esclaves. Quand une favorite donne naissance à un enfant, elle devient Kadine ou Sultane Haseki. S'il s'agit d'un garçon devant accéder au trône, elle prend le titre - très convoité - de Sultane Validé et est considérée, dès lors, comme la femme la plus puissante de l'Empire.
Cette compétition et cette hiérarchisation généraient, on s'en doute, de nombreux conflits et de constantes rivalités entre les femmes du harem. Conflits et rivalités domestiques d'abord, une maternité royale entraînant beaucoup de pouvoir et de richesses, mais peu de sécurité pour le prince et sa mère. Conflits et rivalités politiques ensuite, les femmes pouvant avoir des intérêts particuliers à défendre et des stratégies divergentes, y compris concernant la question de la succession au trône.
Sans être à proprement parler une "société de cour" - où l'on admettait le rôle public des femmes du palais - le harem sultanien se trouve à la convergence du dedans et du dehors et est donc par là même, comme l'explique justement Jocelyne Dakhlia, "extrêmement sensible aux "affaires" de la ville et de l'Empire".
De Lady Mary Montagu à Leïla Hanoum
Lady Mary Montagu est l'épouse de l'ambassadeur anglais à Istanbul en 1717. Mais elle est surtout l'une des premières Européennes à décrire, dans ses lettres à ses ami(e)s - publiées dès 1764 - les bains, les costumes et les réceptions des harems turcs. Comme l'expliquent très bien Anne-Marie Moulin et Pierre Chuvin, dans leur introduction à L'Islam au péril des femmes. Une anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, Lady Mary Montagu propose surtout un regard singulier et complexe sur le harem, celui d'une femme "portée par sa condition à ressentir l'étendue du paradoxe, qui va rechercher cette liberté au cœur même du despotisme et créditer l'Orient d'une découverte : celle du pouvoir féminin".
"Les grandes sorties du harem impérial", extrait de Leïla Hanoum, Le Harem impérial au XIXe siècle, Paris, Complexe, 2000, pp. 140-143.
"[…] Au printemps, pendant la saison de Kiathané (les Eaux-Douces d'Europe), le Sultanautorise la sortie de toutes les dames du harem qui vont, à tour de rôle, faire de grandes promenades. Cette autorisation se renouvelle plusieurs fois dans la saison et, comme on le pense, tout le monde l'attend avec la plus grande impatience. Enfin, un jour, la première et la seconde secrétaires du harem - ce sont les chefs maîtresses de cérémonie - vont prévenir les Sultanes et les épouses du Sultan que l'autorisation tant attendue est accordée. L'une des maîtresses de cérémonies fait le tour des salles communes et annonce : - Mesdemoiselles, ce vendredi il y aura grande promenade en commun ! La nouvelle provoque une douce effervescence dans cet essaim de jeunes filles vivant toujours enfermées. Chacune court faire part de la bonne nouvelle à ses amies préférées. Les préparatifs se font fiévreusement pour le grand jour ; les jeunes se groupent par trois ou quatre pour occuper la même voiture et confectionnent des féradjés (manteaux de sortie) de la même couleur, de la même forme. Les repas du matin et du soir se prennent assez tôt au Sérail. Le vendredi fixé pour la sortie, tout le monde est prêt après déjeuner. Voici d'abord les voitures particulières à deux chevaux des Kadines et des Sultanes qui se rangent dans la cour du palais, dans l'ordre fixé par le protocole. Les eunuques y mettent les objets que les princesses emportent avec elles : un écrin de cuir renfermant une carafe en argent ciselé contenant de l'eau, fermée par un bouchon à vis surmonté d'un verre qui la recouvre et posée sur une petite soucoupe ; un petit sac en cuir ou en velours, portant les armes impériales en argent découpé ou en broderie d'or, dans lequel se trouvent de menus objets dont la princesse peut avoir besoin : un mouchoir, une petite glace à main, pour arranger au besoin le yachmak (gaze fine qui recouvre la figure), quelques petites bourses contenant de l'argent pour les aumônes. Lorsqu'une de ces voitures quitte le palais par la porte d'honneur du harem, une autre entre dans la cour et prend à son tour la file […]."
Bibliographie indicative
> Leslie Pierce, The Imperial Harem. Women and Sovereignty in the Ottoman Empire, Oxford, Oxford University Press, 1993.
> Jocelyne Dakhlia, "Entrées dérobées : l'historiographie du harem", Agnès Fine, Claudine Leduc (dir.), Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 9, Toulouse, PUM, 1999, p 37 à 55.
> Fatima Mernissi, Sultanes oubliées. Femmes chefs d'Etat en islam, Casablanca, Le Fennec, 1990.
> Leïla Hanoum,Le Harem impérial au XIXe siècle, Paris, Complexe, 2000.
> Lady Mary Montagu, L'Islam au péril des femmes. Une anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2001.