Séparation(s) mère/fille sur pellicule

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Fig. 22 Camille G. et sa mère, 8 septembre 1953, Saigon – collection et composition de Camille G.-C.

Camille G. est née en 1948 à Saigon « de père inconnu présumé français » (1). Sur cette photographie, elle a 5 ans et pose avec sa mère adoptive qui l’a recueillie après la mort en couches de sa mère biologique. Dans le difficile contexte de la guerre d’Indochine, celle-ci peine à élever seule cette enfant. En septembre 1953, elle décide alors de la confier à la FOEFI. Camille est ainsi nourrie, soignée et éduquée dans un foyer. Avant la séparation, toutes deux vont chez un photographe pour garder une trace de leur vie d’avant. D’où cette petite photo (fig. 22) qui existe encore en deux exemplaires : une que Camille a toujours conservée : « Elle m’est chère et m’a accompagnée longtemps, très longtemps » (celle du haut) ; la seconde gardée pieusement par sa mère (celle du bas), qui a écrit au verso quelques mots pour fixer l’émotion qui l’étreignait alors.

La composition a été réalisée par Camille, de sa propre initiative. Elle regroupe plusieurs éléments fondamentaux de sa construction individuelle en tant que sujet : son enfance, sa mère, une langue maternelle oubliée et la dimension du sacrifice d’une mère laissant partir son enfant « pour son bien ». Alors que Camille porte une robe de type occidental, sa mère porte l’ao dai, le vêtement traditionnel vietnamien. De même la coupe de cheveux de Camille est d’inspiration européenne quand sa mère se coiffe à l’asiatique. La photographie montre ainsi que les chemins de la mère et de sa fille sont déjà en train de se séparer. Camille est engagée dans un processus d’assimilation, concédé par sa mère, avec l’adoption de codes vestimentaires et corporels français qui sont des éléments essentiels de « la soustraction des enfants du milieu indigène » (2).

Revenant pour la première fois au Vietnam en 2012, à 64 ans, Camille récupère, grâce à un cousin, l’album photos de sa mère et découvre les mots écrits sur cette photo. Incapable de les comprendre, elle lui demande de les lui traduire sur un petit bout de papier. Camille apprend également à cette occasion que celle qu’elle croyait être sa mère adoptive est en réalité sa mère biologique qui, face à la pression sociale pesant sur les femmes ayant des enfants de Français, a dû cacher cette maternité à sa famille.

Notes :
(1) Plusieurs entretiens avec Camille G.-C. en 2019. Envois de photos et correspondances en 2019 et 2020.
(2) Emmanuelle Saada, « Entre "assimilation" et "décivilisation". L’imitation et le projet colonial républicain », Terrain, n° 44, 2005, p. 19-38.
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Fig. 23 Photo de groupe de pupilles de la FOEFI à la Maison de la Sainte Enfance de Cholon (Saigon) tenue par les sœurs de Saint-Paul de Chartres, 4 juillet 1954 – collection Camille G.-C

Le temps de l’entre deux

En la confiant à la FEOFI en septembre 1953, la mère de Camille a signé l’engagement indiquant que la fédération a le droit « sans accord ultérieur de ma part, d’envoyer mon enfant en France ou dans n’importe quel pays de l’Union française, pour y poursuivre ses études ou acquérir une formation professionnelle ». Les signataires n’ont souvent pas de connaissance précise de tout ce que cela implique, leur consentement étant rarement tout à fait libre et éclairé. Placée chez les Sœurs de Saint-Paul de Chartres qui tiennent la Maison de la Sainte Enfance dans le quartier de Cholon à Saigon, Camille et ses camarades se trouvent dans un entre deux : encore en Indochine, avec sa langue, ses goûts, ses bruits, mais entendant parler de la France et étant préparées pour le grand départ…

Cette photo (fig. 23) est très classique dans son format et son sujet. Tous les établissements se prêtent à l’exercice : il s’agit de fixer le souvenir pour un groupe d’enfants avant qu’ils ne partent pour la France. Les visages des religieuses sont toujours graves, d’abord parce qu’elles doivent se tenir devant l’objectif et aussi parce qu’elles vont se séparer d’enfants auxquels elles se sont souvent attachées. Camille se distingue des autres pensionnaires par sa robe blanche et un nœud de la même couleur dans les cheveux : elle est en bas à droite, elle a 6 ans. Pendant cette période, elle continue de voir sa mère régulièrement, même si on fait comprendre à cette dernière qu’il serait mieux qu’elle se sépare de sa fille.

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Fig. 24 Camille G. et sa mère, Saigon, 9 juillet 1954, recto – collection Camille G.-C.

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Fig. 25 Camille G. et sa mère, Saigon, 9 juillet 1954, verso – collection Camille G.-C.

Dernière photo et poupée oubliée

Comme beaucoup d’autres enfants métis, à la fin de la guerre d’Indochine, en juillet 1954, Camille est envoyée en France par la FOEFI. Lors d’une dernière promenade, Camille et sa mère sont prises en photo par un photographe ambulant. Comme sur la photo de l’année précédente, la mère est habillée avec un ao dai tandis que Camille est vêtue de la même robe européenne que sur la photo de groupe prise quelques jours plus tôt au pensionnat.

Prise le 9 juillet 1954, cette photographie (fig. 24) est la dernière avant le départ de Camille pour la France le 13, date qui est inscrite au bord de cette photo montée en carte postale. Au verso, la mère de Camille a écrit quelques mots en vietnamien, traduits en français 58 ans plus tard par le cousin de Camille : « 8-7-1954 Maman et toi nous nous promenons. Le 13-7-1954 Tu viens », qu’il vaut mieux en fait traduire par « tu pars » (fig. 25).

C’est en 2012, lors de son retour au Vietnam, que Camille voit cette photo pour la première fois ; elle en avait même oublié l’existence et le moment. En la retrouvant ou plutôt en la découvrant, Camille se souvient de l’instant fixé sur la pellicule. Elle reconnaît la « poupée française » qu’elle tient dans ses bras et que sa mère lui a offerte comme cadeau d’adieu. Le souvenir du départ lui revient… Alors qu’elle est déjà montée à bord du paquebot Henri Poincaré, sa mère accourt sur le quai avec cette poupée et tente vainement de la lui lancer. Camille n’emportera pas la poupée en France.