Métissages en Indochine colonisée
Dans l’Indochine colonisée (fig. 3), différents acteurs (notables, militaires, associations philanthropiques, congrégations religieuses) s’intéressent à la « question eurasienne » (1). Certains métis constituent des forces vives, des traits d’union entre deux communautés, d’autres trouvent difficilement leur place, mal acceptés de part et d’autre. Quel rôle attribuer dans le système colonial aux milliers d’Eurasien.nes qui naissent chaque année sous le double rapport de domination entre colonisateurs et colonisés et entre hommes et femmes (fig. 4) ? Quelle prise en charge pour des enfants dont les pères français se désintéressent le plus souvent ? Au nom de quels intérêts l’État français s’en occuperait-il ? Pendant la guerre d’Indochine (1946-1954) qui oppose la France aux indépendantistes du Viet-Minh communiste, la présence d’un important corps expéditionnaire français – uniquement des militaires de carrière –, accroît considérablement le nombre de naissances d’enfants métis. Une réponse des autorités françaises, dans le contexte très populationniste de l’après-guerre, consiste en l’application d’un décret datant du 8 novembre 1928 « déterminant le statut des métis nés de parents légalement inconnus en Indochine ». Celui-ci dispose notamment que : « Art. 1. Tout individu, né sur le territoire de l’Indochine de parents dont l’un, demeuré légalement inconnu, est présumé de race française, pourra obtenir, conformément aux dispositions du présent décret, la reconnaissance de la qualité de français. » Ce qui ouvre la voie à une francisation des enfants métis, à leur « récupération » et à leur assimilation en métropole (2).
Enfants eurasiens et autres métis
Les substantifs « Eurasien(s) » et « Eurasienne(s) » sont utilisés et même revendiqués par les personnes concernées par cette histoire. Il s’agit pour elles d’un marqueur d’identité fort. On emploie donc ici ces termes pour les désigner de la même façon.
Cependant, en Indochine, l’armée française était composée d’Européens (par exemple un légionnaire allemand sur la fig. 5), de Maghrébins, d’Africains noirs, d’Antillais (par exemple un Martiniquais sur la fig. 6), d’Asiatiques (venant des comptoirs français de l’Inde), etc. Certains métis ne peuvent donc pas être considérés strictement comme eurasiens. L’administration de l’époque emploie les termes Indo-vietnamiens, Africasiens qui ne sont pas utilisés aujourd’hui par les personnes concernées (1). En effet, toutes et tous considèrent les termes « Eurasiens » et « Eurasiennes » comme englobants, considérant que leur identité leur a d’abord et surtout été transmise par leurs mères (2). Et puis il y a aussi toute une palette de métissages plus complexes, par exemple entre un Eurasien et une Vietnamienne, un Eurasien et une Eurasienne, des enfants dits quarterons, etc. (3). René L. et Marie C., tous deux Eurasiens, se marient en 1947 comme en témoigne leur acte de mariage (fig.7). Ils ont 9 enfants, nés entre 1948 et 1962. La famille vit très convenablement, lui est instituteur, elle, s’occupe des enfants jusqu’à sa mort prématurée en 1962.
Configurations familiales des Eurasien.ne.s
Les familles des enfants eurasiens sont très diverses, en fonction du régime matrimonial des parents, de la place et du rôle du père, de la situation de la famille maternelle. Le plus souvent, les pères sont très absents de ces enfances, partis parfois avant la grossesse et sans en avoir eu connaissance, ou en le sachant et en refermant la parenthèse indochinoise de leur vie. Certains sont mariés en France.
Marie-Simone (née en 1939) et Ginette (née en 1941) grandissent à Hanoï avec leur mère (fig. 8), ne connaissent pas leur père, militaire breton. En 1944, Simone est placée chez des religieuses à Langson, puis sa sœur la rejoint, plus tard, à Hanoï. L’absence des pères conduit les mères à se mettre en ménage avec d’autres militaires français, car elles sont mal acceptées par la société vietnamienne. Après son père, mort au combat, qu’elle n’a pas connu, Germaine (née en 1943) perd sa mère, « empoisonnée ainsi que le petit garçon qu’elle allaitait, probablement parce qu’elle fréquentait des Français », raconte-t-elle. Sous la pression familiale et sociale, des enfants métis sont abandonnés par leurs mères dès la naissance et confiés aux œuvres.
Dans la famille L., déjà évoquée, la mort prématurée de la mère en 1962 contraint le père à partir en France avec ses enfants « sauf une sœur qui est restée sur la tombe de ma mère et pour s’occuper de ma grand-mère » raconte Josette, la cadette de l’adelphie (1), née en 1962. Sur la composition photographique qu’elle a réalisée (fig. 9), sa sœur Alice (née en 1953) figure entre ses deux parents et porte le deuil de sa mère qui vient de décéder.