Le sacrifice indicible des mères
Après Dien Bien Phu et les accords de Genève (1954) qui sanctionnent la décolonisation de l’Indochine, des forces françaises se replient au Laos, notamment à Seno où la France conserve une base aérienne. Des milliers de civils les suivent, surtout des familles composées de mères vietnamiennes et de leurs enfants eurasiens ou africasiens, sans état civil, de pères présumés français. Les conditions de vie sont précaires, les filles assument les travaux ménagers, élèvent leurs petits frères et sœurs, sont autonomes très tôt. Les souvenirs des anciennes de Seno (Yvonne, Francine, Amélie, etc.) évoquent l’école, l’infirmerie, la bibliothèque, toute une vie sociale organisée. Au printemps 1963, alors que la fermeture de la base est imminente, des mères acceptent de laisser partir leurs enfants eurasiens vers la France.
Hélène M., née en 1957 à Seno (1), a 6 ans quand elle part pour la France le 6 mai 1963. Sur cette photo, elle est au 1er rang, la 2e à partir de la gauche (fig. 32). Mais laissons-la « raconter » cette photographie : « Voici la photo du départ, je suis la petite fille en petite robe et sandalettes, avec des tresses, une petite chaîne au cou, trop légèrement habillée pour un long voyage : maman m’avait dit que j’allais partir pour un pique-nique seulement, donc ce n’était pas la peine de bien s’habiller. Et durant tout le rassemblement des enfants à la bibliothèque de Seno et le petit trajet en car de la bibliothèque à l’aérodrome militaire, je ne comprenais pas pourquoi tout le monde (enfants et parents, maman y compris) pleurait, surtout si on partait pour un pique-nique en France ! » « Sur l’autre photo (fig. 33), prise un peu plus tard avec un autre groupe de filles, c’est bien moi mais avec des chaussures [1er rang, 3e à partir de la gauche]. Maman m’a fait changer de chaussures avant de monter dans le bus pour aller sur la piste ».
La déchirure
Le grossier mensonge du pique-nique témoigne de l’impuissance de la mère d’Hélène à pouvoir « expliquer » à sa fille la situation, le départ, ses conséquences. « Finalement, une fois dans l’avion » raconte Hélène, « je me suis efforcée de pleurer comme tout le monde, et c’était difficile car les larmes ne voulaient pas couler. Mais je me souviens qu’à un moment donné, lorsqu’un soldat m’a soulevée dans l’avion (il n’y avait pas de passerelle pour l’embarquement), j’ai crié “Maman, Maman” instinctivement ».
Dans l’avion, pour calmer ses pleurs, on lui dit que sa maman prendra le prochain vol, qu’elles se retrouveront en France. Il n’en est rien, évidemment. Comme le stipule l’engagement signé par la mère d’Hélène, c’est désormais la FOEFI « qui se chargera entièrement et jusqu’à sa majorité de son entretien, de son instruction et de son éducation ». Cette tâche est déléguée aux sœurs de Notre-Dame-des-Missions à Saint-Rambert. D’où sur le laissez-passer attribué à la fillette, la mention, tout en haut, qu’elle n’est pas baptisée (fig. 34).
Un trésor photographique et sentimental
Avant le départ, la mère d’Hélène a pris soin de ranger dans ses affaires quelques photographies (fig. 35 et 36).
« Maman et moi nous avions pris un rendez-vous chez le photographe à Savannakhet [ville proche de Seno]. Donc c’était un grand évènement, un peu comme les gens de la campagne se rendant à une grande foire. Il fallait donc se préparer pour aller à la grande ville, réserver son taxi et s’habiller comme il faut et surtout, c'était les étals du marché, le bruit, l’animation que j'attendais avec impatience, et maman bien sûr me gâterait en m’achetant quelque chose au marché. Dans ma valise : trois robes, un cardigan, une paire de chaussettes et de sandales, et mon trésor le plus précieux, une enveloppe avec quelques photos. Cela voulait dire que j’avais une maman. » Cette dernière phrase en dit long sur la valeur sentimentale de ces quelques clichés pour la petite Hélène. Les photographies sont ce que les mères ont pu laisser de plus tangible à leurs filles. Elles sont des preuves matérielles d’un lien maternel qui a eu lieu, d’un « évènement photographique » (la relation mère/fille) et pas seulement d’un « événement photographié » (les derniers moments passés ensemble) (1). Elles sont aussi un artefact, une trace de l’absence de la mère. Ces deux dimensions que l’on retrouve dans le « ça-a-été » de Roland Barthes, expliquent la raison pour laquelle ces photos ont été si fortement investies sur le plan affectif : « la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile ». Les photographies ne jouent pas le rôle d’aide-mémoire mais de contre-mémoire, qui prend la place de la mémoire, comme une image de la perte plutôt que celle de la présence (2).