Devenir pupille de la FOEFI
Créée en 1949 par William Bazé (1899-1984) – lui-même eurasien et grand propriétaire – mais héritière d’organisations antérieures, la Fédération des Œuvres de l’Enfance Française d’Indochine (FOEFI) rassemble de nombreux acteurs philanthropiques. Son objectif est de prendre en charge les enfants de pères français, que ceux-ci les aient abandonnés ou qu’ils demeurent « inconnus présumés français ». La FOEFI recueille donc les enfants qui lui sont confiés par leurs mères jusqu’à leur majorité. Celles-ci s’engagent à ne pas entraver l’éducation de leurs enfants et reconnaissent à la FOEFI « le droit d’envoyer [leur] enfant à l’étranger » (Fig. 10), conformément à un décret de 1943 qui précise le statut des « pupilles eurasiens d’Indochine ».
Les établissements de la FOEFI en Indochine (foyers, orphelinats, internats, etc.) sont, pour quelques mois ou quelques années, les premières structures d’éducation qu’expérimentent les petites filles (1). Elles doivent respecter les règles de la vie en collectivité, reçoivent les premiers rudiments de l’instruction, entendent parler de la France, montrée sur une carte par une baguette de bambou. Les moyens sont précaires, mais la nourriture, la plupart du personnel et l’environnement sont vietnamiens (fig. 11). Ainsi le passage par ces établissements peut être considéré comme une initiation à la France, une transition entre la première phase de leur vie, vietnamienne et celle qui va suivre.
La FOFEI commence à organiser l’envoi en métropole d’enfants « jeunes et malléables, destinés à revenir en Indochine et à y demeurer, pour la plupart », en espérant qu’ils « feront souche et assureront la pérennité de la présence de la France ». Le projet est donc clairement colonial, mais il évolue sous la contrainte des événements. La décolonisation devenant inéluctable, l’objectif change : il s’agit désormais d’assimiler les enfants métis envoyés en métropole, quel que soit leur âge, à la population française. Par « humanisme » ou idéologie, en tout cas persuadée de soustraire « toute une jeunesse aux pires turpitudes et au sort le plus misérable », la FOEFI organise une véritable migration d’enfants métis (2).
Un aller simple pour la métropole et l’assimilation
Le « rapatriement » (c’est le mot constamment employé par la FOEFI et l’administration) des enfants eurasiens implique un voyage sans retour. Madeleine M., née en 1948 et partie en 1956 raconte : « sur le quai, il y avait toute la famille et puis je voyais ce grand bateau. Et maman nous a mis à la queue-leu-leu et puis on nous a demandé de dire au revoir au Vietnam. Pas à notre famille, au Vietnam ! On dit au revoir au Vietnam. Alors bien sûr, comme des petits enfants de sept ans et demi j’ai dit au revoir au Vietnam ». Les filles arrivées après un voyage en bateau long d’une trentaine de jours (fig. 12), se souviennent d’un périple interminable, du mal de mer, des escales (même si elles ne descendaient pas), des noms des navires : le Champollion, le Henri Poincaré, le Cyrénia sur lequel Madeleine a fait le voyage en décembre 1955-janvier 1956 (fig. 13). Comme il y a à bord de nombreux militaires qui rentrent en France, « d’instinct, chacune s’est appropriée un papa. Un papa français, un papa militaire puisque nous sommes tous et toutes des enfants de militaires français ».
Les Eurasiennes arrivées en avion n’eurent pas la même représentation de l’éloignement géographique. Héléne M., née en 1957, partie en 1963, raconte : « L’avion décolla, nous avons atterri à Saigon, ensuite Delhi je crois, [...] Ce dont je me souviens mieux c'est le voyage en train, l’arrivée à Saint-Rambert dans l’estafette, les sœurs tout habillées de noir avec leur voile, et j'étais effrayée par elles mais trop fatiguée pour réagir ».
Les photos de la FOEFI : la preuve par l’image
Les transferts des enfants eurasiens vers la France se sont échelonnés de 1947 au début des années 1970 avec des vagues importantes certaines années (par exemple en 1949, 1954, 1963).
Si la mémoire de ce déplacement est vive chez les Eurasien.ne.s, son histoire et celle de la FOEFI commencent tout juste à s’écrire, le vécu individuel et l’expérience traumatique étant des axes essentiels d’analyse. Les sources administratives et associatives mobilisables sont riches et, dans les archives, les photographies des différents centres de prise en charge des enfants (en Indochine et en France) ne sont pas rares. Pour leurs responsables, comme pour la FOEFI, il s’agissait de faire la preuve par l’image que les foyers étaient bien tenus, que les enfants étaient bien encadrés, qu’ils étudiaient, se formaient. En un mot qu’ils s’épanouissaient. Ces photographies, consultables dans plusieurs fonds d’archives, notamment aux ANOM (1), constituent donc une source essentielle pour écrire l’histoire de cet épisode, mais elles souvent très construites. Ainsi, cette photographie de Marguerite Graffeuil (1895-1991), veuve du Résident supérieur en Annam de 1934 à 1940 Maurice Graffeuil, qui s’occupe tout particulièrement des filles à la FOEFI (2), posant avec des pensionnaires d’un foyer (fig. 14). On repère également une religieuse de la congrégation Notre-Dame-des-Missions, très impliquée dans la prise en charge des Eurasiennes, sous la houlette de Sœur Marie Sainte-Jeanne-d’Arc, alias Mère Jeanne (Rose Bichon, 1899-1979). Les premières Eurasiennes envoyées en France (une vingtaine) arrivent en 1947 dans leur établissement de Toulon (fig. 15).