Grandir à l’abbaye de Saint-Rambert
Malgré leur isolement à l’abbaye, les ex-pensionnaires de Saint-Rambert considèrent qu’elles étaient « à l’abri », mais très contraintes. Toute sortie du cadre était sanctionnée par des punitions allant de la privation de dessert au martinet. Mère Jeanne exigeait de la FOEFI l’exfiltration immédiate des pensionnaires les plus récalcitrantes vers la congrégation du Bon Pasteur, experte dans le redressement des « mauvaises filles » (1). Evidemment, le temps passant, les choses évoluent. La trentaine de filles qui arrivent de Seno en 1963 (dont Hélène M.), ne reçoivent pas exactement la même éducation que les pensionnaires des années 1950 : « les sœurs avaient déjà lâché du lest ». Le temps passé à l’abbaye est un critère fort d’individuation des Eurasiennes. Alors que celles qui sont arrivées grandes y demeurent deux ou trois ans avant de partir vers d’autres établissements, les plus petites y restent beaucoup plus longtemps. Dix ans pour Josette, la plus jeune de l’adelphie L. Suite à la mort de sa mère, elle passe d’abord par une pouponnière (fig. 41), avant d’arriver à l’âge de 3 ans à Saint-Rambert (en 1965) où elle rejoint trois de ses sœurs. Elles sont ensemble sur cette photo (fig. 42) : Christiane (12 ans), Claire (8 ans), Marie-Christine (6 ans) et Josette (5 ans). Celle-ci sort de l’abbaye en 1974 pour rejoindre son père : « il n’y avait pas beaucoup d’amour à l’abbaye mais on ne peut pas demander à un pensionnat de l'amour. Malgré tout je crois que j’ai bien grandi mais je sais que ça a laissé des séquelles à certaines copines ».
Des sœurs qui ne peuvent pas remplacer des mères
Les relations avec la famille restée au pays, surtout avec la mère, passent par la correspondance. Mais la FOEFI et les religieuses souhaitent la limiter au minimum, invoquant la cherté des timbres. Toutes écrivent à peu près la même chose : « vous me manquez », « je vais bien », « je travaille bien à l’école »… Les lettres reçues – pas par toutes les filles – peu nombreuses, ne peuvent pas contribuer, à de rares exceptions près, au maintien d’un véritable lien, ni même à une idéalisation de celui-ci. Parfois, les filles peuvent envoyer une photo. Marie-Simone et Ginette L. sont arrivées à Saint-Rambert en 1949 à l’âge de 10 et 8 ans. Elles sont sur la fig. 1 (Ginette au 1er rang en bas, 6e à partir de la droite et Simone au 2e rang, 8e à partir de la gauche) et posent ensemble sur ce cliché (fig. 43) : « J’avais envoyé cette photo à ma mère et malgré les guerres, elle l’a toujours gardée ». Et c’est grâce au tampon du photographe de Saint-Rambert apposé au verso qu’un de ses demi-frères maternels la retrouvera bien des années plus tard, grâce aux sœurs de l’abbaye.
Les rapports d’activité que l’on retrouve dans les archives de la FOEFI évoquent des religieuses « maternelles et attentives » et des pensionnaires « dociles et studieuses ». Cette vision ne se retrouve pas dans les témoignages de celles-ci, bien plus mitigés. Certes, les Eurasiennes considèrent que les religieuses se sont plutôt bien occupées d’elles, mais elles n’ont pas vu dans l’attitude des Sœurs et des Mères, malgré ces appellations, d’expressions maternelles, sororales ou affectueuses. L’encadrement des « petites » par les « moyennes » et les « grandes » (appelées « petites mères ») était un palliatif. Les trois niveaux étaient toujours distingués : dans les dortoirs, les classes, les activités (fig. 44). Par exemple, les « moyennes » réveillaient les « petites » en début de nuit afin qu’elles ne fassent pas pipi au lit ; les « grandes » qui revenaient pendant les vacances apportaient un peu d’air frais de l’extérieur.
« On est toujours coupable devant Dieu »
L’éducation religieuse est très stricte. Les pensionnaires doivent oublier les enseignements taoïstes ou bouddhistes reçus dans l’enfance. Binta B., née en 1950 est baptisée dès son arrivée à l’abbaye à l’âge de 11 ans, du prénom de Marie-Hélène, celui d’une petite fille décédée peu avant son arrivée. Toutes apprennent le catéchisme, font leur première communion, puis leur confirmation, deviennent même « Enfants de Marie » pour les plus réceptives. Hélène M., arrivée de Seno en mai 1963, est baptisée et fait sa communion en mars 1964. Sur la photo (fig. 46), elle est au premier rang, la troisième à partir de la gauche.
Les activités religieuses sont nombreuses : prière plusieurs fois par jour, confession le samedi, messe le dimanche… « On y croyait vraiment », rapporte l’une d’elles, « c’était tous les jours ».
La notion de péché est omniprésente : tout ce qui est interdit est péché. Ce n’est pas une religion d’amour qui est enseignée, mais une religion de culpabilité, sans échappatoire : « Dieu sait tout, entend tout, voit tout, même dans le noir ». La pénitence est très prégnante, car « on est toujours coupable devant Dieu ». La nudité habituelle en Indochine, devient péché, comme tout ce qui concerne le corps. L’une des ex-pensionnaires explique avoir voulu faire des études d’infirmière pour pouvoir découvrir – enfin – son corps. À Saint-Rambert, la douche se prend une fois par semaine, en sous-vêtements. Il est interdit de se toucher, interdit de se regarder. Les cheveux ne sont lavés qu’exceptionnellement, mais beaucoup se lèvent la nuit pour le faire quand même, à l’eau froide. Une combinaison à la mode reçue dans un colis est péché, comme le maquillage et l’épilation (que les grandes apprennent aux plus jeunes). Toute manifestation de coquetterie est assimilée à de la vanité.