Le lien mère/fille à l’épreuve du temps
La position sacrificielle des mères, souvent rejetées par leur famille et leur communauté, acceptant de confier leur enfant, pour leur bien, à la FOEFI, n’est pas explicitée aux pupilles de la FOEFI qui s’interrogent sur la raison de leur « abandon ». Les Eurasiennes ne comprennent que bien plus tard l’abnégation totale de leurs mères, parfois quand elles ont elles-mêmes des enfants et se rendent compte qu’elles n’auraient pas ce courage, même pour leur bien. Non explicité à l’époque, ce sacrifice initial des mères justifie pourtant toutes les obligations imposées aux pensionnaires : combien de fois ont-elles entendu que telle ou telle décision, telle ou telle obligation ou interdiction et jusqu’aux punitions s’imposent, pour leur bien, dans leur intérêt. Ce qui implique une obéissance absolue et l’acceptation des décisions prises pour elles par la FOEFI et les religieuses. Dans les années 1970 et 1980, certaines jeunes femmes, jeunes mères, reviennent à l’abbaye passer quelques jours dans un chalet préfabriqué réservé à cet usage. C’est parfois l’occasion d’obtenir des renseignements sur leur mère restée au pays, leur père, leur adelphie surtout. Certaines prennent l’habitude de revenir en groupe, y compris avec leurs conjoints, leurs enfants, comme le montre cette photo prise devant la crypte au début des années 1990 (fig. 50). Parmi les ex-pensionnaires les plus critiques, certaines n’ont jamais voulu revenir car elles y ont trop de « mauvais souvenirs », toujours traumatisants. D’autres font une distinction nette entre la maison, qui restera toujours la leur, et le modèle d’éducation qu’elles y ont reçu et qu’elles rejettent.
Revoir sa mère, ou pas
Le mariage, la naissance d’un enfant constituent des moments propices de retour à la mère. Monique F., née en 1953, arrivée en 1959 à Bailleul chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, a toujours correspondu avec sa mère. A l’âge adulte, elle essaie à plusieurs reprises – sans succès – de la faire venir en France, lui envoie des colis, mais ne retourne jamais au Vietnam. « En 1978, au moment de mon mariage », raconte-t-elle, « j’ai écrit un poème à ma mère. Il a été édité dans le cadre d’un concours de poésie. C’est ʺLa jonque endormieʺ, un poème sur la vie » (fig.51). Marie-Simone L. est retournée au Vietnam en 1993 : « ma mère m’attendait mais elle est décédée d’une bronchite en trois jours, quelques mois avant que j’arrive. Mes demi-frères ne me l’ont pas dit car ils avaient peur que je change d’idée. J’ai perdu ma mère mais j’ai fait la connaissance d’un demi-frère qui habite toujours au Vietnam ». « J’ai aussi retrouvé mon deuxième demi-frère en 1990. Il est venu en France en 1984 avec la Croix-Rouge ». En 2015 ils se retrouvent à Saint-Rambert (fig. 52). Paule Migeon, née en 1941 et arrivée à Saint-Rambert en 1949 (elle est sur la fig. 1, au 2e rang, 2e à partir de la gauche) est une des rares Eurasiennes à avoir écrit et partagé ses mémoires (1). Elle raconte que les retrouvailles avec sa mère, vingt ans après la séparation ne se passent pas bien et qu’elle a coupé les ponts avec elle. A propos de l’annonce de sa mort, apprise par une lettre accompagnée de quelques photos de familles, elle écrit : « je ne suis pas triste. Seulement, parfois, je me demande… Qu’aurait été ma vie si ma mère… »
Des images et des mots
Les rencontres annuelles organisées par l’Amicale des Eurasiennes à l’abbaye de Saint-Rambert sont aujourd’hui l’occasion de partager de nombreuses photos (fig. 53). C’est même l’une des activités favorites : sur les photos de groupes et de classes, il s’agit de retrouver qui est qui, qui est devenue quoi… Mais les photos de dyades mère/fille ne circulent pas beaucoup, par pudeur. La construction de la mémoire intime à partir de ces photographies ne relève pas du groupe. En photographe amateure, Paule Migeon partage lors de ces rencontres les photos de sa vie. Sur ce panneau (fig. 54), elle a réuni les portraits des personnes qui ont marqué son enfance : sa mère vietnamienne, son père militaire français (mort en 1945), Mère Jeanne, Marguerite Graffeuil, des membres de sa famille et quelques clichés de l’un de ses retours au Vietnam, avec d’autres Eurasiennes.
Les relations mères/filles perdurent à travers les générations comme en témoignent la photo de la fille de Binta/Marie-Hélène, tenant à s’habiller en ao dai le jour de son mariage (fig. 55) ou le montage photos réalisé par Marie-Dominique pour trouver des ressemblances entre et sa mère et sa petite-fille (fig. 56)