L’apprentissage de la féminité

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Fig. 46 Pensionnaires de l’abbaye et adolescentes de la commune de Saint-Rambert répétant un spectacle de danse, 1963 – collection Camille G.-C. (à droite  debout le bras levé).

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Fig. 47 Groupe d’adolescentes à l’abbaye de Saint-Rambert, début des années 1970 – collection particulière.

De nombreuses pupilles de la FOEFI racontent leur incompréhension face à leurs premières règles, un phénomène nouveau issu d’un corps qu’elles ne connaissent pas. Le tabou est fort chez les religieuses (1), qui « ne donnent pas ce qu’il faut » et les filles doivent se débrouiller avec des linges inadaptés, lavés le soir dans le noir. Là encore, ce sont les grandes qui montrent ce qu’il fallait faire, plus qu’elles n’expliquent. De même, lorsque leurs seins se développent, les filles doivent parfois réclamer longtemps pour obtenir un soutien-gorge. Cette négation de la puberté, de la construction féminine, du passage de la fillette à l’adolescente peut sans doute s’expliquer par une surréaction contre la représentation hypersexualisée des congaïs de l’époque coloniale (2). Sans parler d’éducation sexuelle, peu répandue à l’époque quelles que soient les structures éducatives (3), les informations minimales n’étaient pas données et les étapes de la féminisation non accompagnées. Les pensionnaires devaient donc se contenter d’une éducation sexuelle informelle. En empêchant l’intersubjectivité des sexes – tout flirt était impossible – les interdits ont accentué la socialisation entre filles, entre paires (fig. 46). Ensemble elles partageaient les mêmes goûts, les mêmes représentations, la même normalisation (4). Les jeunes aumôniers qui animaient les activités de patronage suscitaient les premiers émois amoureux. Les colonies de vacances dans lesquelles elles étaient envoyées comme monitrices pour les occuper l’été étaient l’occasion des premières vraies rencontres avec des garçons. On leur disait qu’elles étaient de « jolies filles », elles se rendaient compte qu’elles plaisaient.

Notes :
(1) Élise Thiébaut, Ceci est mon sang. Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, Paris, La Découverte, 2017.
(2) Gisèle Bousquet et Nora Taylor (eds.), Le Viêt Nam au féminin / Viêt Nam: Women’s Realities, Paris, Les Indes Savantes, 2005.
(3) Frédérique El Amrani-Boisseau, Filles de la Terre : apprentissages au féminin (Anjou 1920-1950), Presses universitaires de Rennes, 2012.
(4) Caroline Moulin, Féminités adolescentes. Itinéraires personnels et fabrication des identités sexuées, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005
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Fig. 48 Pupilles de la FOEFI en apprentissage à Lyon, 1952 – ANOM 151 Fi1, dossier thématique FOEFI des ANOM http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/Action-culturelle/Dossiers-du-mois/1904-FOEFI/Accueil-en-France.html

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Fig.49 Pupilles de la FOEFI, jeunes filles, 1956 ou 1957 – collection Jeannette G.-D

« On ne peut pas sortir indemne de l’abbaye »

Même si les Eurasiennes avaient vécu dans leur prime enfance des expériences différentes selon leurs situations familiales, toutes singulières, elles se considéraient à l’abbaye « toutes pareilles ». Elles ont le sentiment de s’être construites en tant qu’individu, ensemble, entre elles, « à côté » des sœurs, pas avec elles, voire contre elles et à rebours de l’éducation reçue. Elles estiment que l’éducation reçue ne les a pas bien préparées à la « vraie vie », hors les murs. Certes, la FOEFI était là pour les accompagner, considérant qu’elles devaient « être défendues contre les tentations de la vie et contre elles-mêmes » (1), mais la sortie de l’abbaye était « une grande aventure » qu’elles vivaient seules. Elles avaient appris la discipline, les travaux ménagers, un métier (fig. 48), la politesse, la rigueur… La FOEFI convient en 1975 qu’il s’agit de « qualités morales qui peuvent paraître démodées à notre époque dissolue […] mais qui font d’elles des mères de famille équilibrées » (2). Les anciennes estiment que « prises en main du matin au soir », elles ne savaient pas s’autogérer ni même faire sonner un réveil : « à vingt ans, j’étais immature et nunuche ». N’ayant jamais eu d’argent en poche, elles ne savaient pas comment acheter un ticket de bus, comment faire leurs courses, comment fonctionnait la société en général (fig. 49).

Marie-Dominique L. se souvient : « On partait, on n’avait rien à part une petite valise avec un petit trousseau. Quand je suis sortie j’ai eu des propositions… je sais que certaines ont mal fini. On avait peur mais on espérait, on avait envie de partir. Le même sentiment que quand on a pris l’avion : on était tiraillé entre des sentiments, un mélange de peur et d’espérance ».

Le mariage apparaît pour les jeunes filles comme un moyen de sortir d’une tutelle pesante, ce qui d’ailleurs correspond aux vœux de la FOEFI – « les mariages illustrent par excellence l’intégration dans la nation française » – et des religieuses qui les ont formées à devenir de  « bonnes épouses ». Les premières unions sont célébrées dès 1950 ; en 1972-1973, la FOEFI en compte une par semaine en moyenne (y compris celles concernant des garçons). Certaines jeunes femmes abandonnent alors leurs études ou leur travail, l’une découvre le syndicalisme et le féminisme grâce à son mari.