L’incompréhension face à la séparation
Les premiers souvenirs de Marie-Dominique L., née en 1951 à Hanoi, sont ceux « d’une mère très belle, toujours très bien habillée, très bien maquillée, parfumée. Je ne la voyais pas beaucoup, on vivait très bien dans le Nord, elle avait comme un café-restaurant avec beaucoup de Français ». Après Dien Bien Phu (mai 1954), Marie-Dominique se retrouve avec sa mère sur les routes de l’exode vers le Sud : « pendant longtemps j’ai fait des cauchemars… sur le pont d’un grand bateau, c’est comme ça que nous avons été évacuées de Haiphong vers Saigon, on a tout perdu ». Alors que la famille vivait confortablement dans le Nord, la vie est très difficile à Saigon : « certains jours on ne mangeait pas à notre faim, c’était dur, mais finalement c’est des bons souvenirs aussi puisque j’étais avec ma mère ». Elle se souvient de l’habitude d’aller chez le photographe comme en témoignent les photos prises à différentes dates depuis sa naissance (fig. 37). En 1960, jugeant la situation dangereuse pour une enfant de père français, sa mère convainc sa fille qu’elle doit la mettre à l’abri : « elle disait : je ne peux pas te garder plus, il faut que tu partes en France, je ne sais pas ce qu’il peut t’arriver si tu restes ; que tu pleures ou que tu cries, tu partiras ». Placée dans un foyer de la FOEFI à Saigon, Marie-Dominique s’enfuit au bout d’une semaine : « je ne sais pas comment j’ai fait, mais je me suis sauvée du pensionnat, j’étais trop malheureuse, et je suis rentrée en bus chez ma mère. Et elle m’a gardée jusqu’à mon départ en France ». Quelque temps plus tard, en septembre 1961, l’échéance arrive, il faut prendre l’avion, « pour aller bien apprendre en France, me répétait-elle, alors moi je me disais qu’elle me punissait parce que je n’avais pas assez travaillé à l’école. Je n’avais pas d’explication. Ma mère pleurait ».
Le poids des photos
Juste avant le départ s’organise une séance chez un photographe pour la photo des adieux : « j’ai dix ans et je me rends compte. Je sais que c’est la dernière photo, que je vais partir », raconte Marie-Dominique. Elle apporte cette photo (fig. 38) et quelques autres avec elle en France et les regarde souvent quand elle est à Saint-Rambert : « Ces clichés représentent tout ce que je possédais, en arrivant à l’Abbaye, en 1961. Quelques rares photos résumant ma prime enfance en Indochine que j’ai pu garder précieusement (fig. 39) ! »
Mère et fille correspondent : Marie-Dominique lui envoie une photo d’elle quand elle a 12-13 ans ; sa mère lui envoie aussi des photos, notamment deux photos de son père français, sans plus d’informations. C’est grâce à l’une d’elles que, en 2018, Marie-Dominique, décidée à en savoir davantage, parvient à obtenir quelques informations – non identifiables – sur son père, grâce à l’uniforme qu’il portait.
Revoyant les photos de sa mère, Marie-Dominique pense toujours aujourd’hui au sacrifice de sa mère et de toutes les autres : « nos mères étaient effondrées, renonçaient à tout. Aujourd’hui je suis reconnaissante, si elle n’avait pas fait ce sacrifice-là, je ne sais pas ce que je serai devenue. Combien de mères accepteraient de faire ça, une abnégation totale, alors que laisser partir sa fille représentait pour elle la fin du monde ». Répondant à la sollicitation pour obtenir son autorisation d’utiliser cette photo, Marie-Dominique L.-LC. a répondu : « Bien sûr, vous pouvez utiliser mes photos pour étayer votre article. Qu’elles servent au moins à quelque chose de positif au lieu de rester comme le souvenir d’une séparation douloureuse. Photos que j’ai pu conserver, contrairement à celles de ma mère, “complètement délavées, à force de larmes” m’ont dit mes demi-sœurs lors de nos retrouvailles au pays en 2018. »
Un manque cruel pour celles qui n’en ont pas
Beaucoup enfants ont vécu la séparation, le départ puis l’assimilation sans le soutien de photographies. Les situations familiales étant très diverses, certaines n’ont plus de mère, d’autres ont été abandonnées. Et puis il y a eu les aléas du transport, de la conservation et des changements de foyers successifs : des photos ont été perdues ou volées.
Jeannette G., née en 1939, arrive en France à 10 ans, sans savoir grand-chose sur sa famille, mais les photos ont leur importance : « quand j’étais à Saint-Rambert, j’avais une photo de ma mère et une lettre d’elle mais, hélas pour moi, j’ai perdu cette photo dans tous mes déménagements et puis bon, n’ayant rien pour ranger… » Plus tard, quand elle arrive à l’âge adulte, Mère Jeanne lui remet une enveloppe : « Dedans, il y avait deux photos de mon père. Et moi j’étais tellement sidérée que je n’ai posé aucune question et elle, elle ne m’a rien raconté donc je ne sais rien du tout. J’ai deux photos d’un militaire français dont je ne connais pas le nom » (1).
Annie H., née en 1953, arrivée et adoptée en France en 1965, répond ainsi en 2019 à ma sollicitation d’historien :
« Le jour du départ, grand-mère [maternelle] me donne un petit panier en osier qui a servi à contenir des chocolats, dans le fond de ce panier elle a caché deux photos de H. (mon père, vêtu d’un uniforme), en précisant qu’avec ces photos, je pourrais le retrouver. Je ne pourrais pas vous fournir ces photos, car mes parents C. [adoptifs] les ont confisquées, je n’y ai plus pensé jusqu’au moment où je suis tombée enceinte de ma fille aînée. Allez savoir pourquoi je voulais voir si mon enfant aurait des traits de mon père H. Là, ce fut un drame douloureux pour moi, mes parents m’ont expliqué qu’ils avaient brulé mes photos. Parmi les véritables chagrins que j’ai eus, ce fut la perte de mes photos, c’était mon trésor et mes parents m’ont dépouillée. » (2)