Le don du coeur

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Le don du cœur (inv. OA 3131), anonyme, 1400, tapisserie, 2,47 x 2,09 (m), Paris, Musée du Louvre, © RMN, DR. 

Cette tapisserie illustre un des thèmes les plus fréquents de l'iconographie courtoise : le don du cœur. La scène se déroule dans un cadre végétal, où fleurs et ruisseau composent le locus amoenus, lieu obligatoire de l'action courtoise.  Bien qu'assise, la dame n'est ici nullement en position de faiblesse : de son acceptation ou non du don dépend en effet la suite de la relation amoureuse.

Le don du cœur de l'amant à sa dame (ou un peu plus rarement de la dame à l'amant) illustre à la lettre une métaphore poétique assez banale née à la fin du XIIe siècle chez les troubadours et les trouvères et déjà présente chez Gace Brulé. Le thème, largement exploité par Guillaume de Machant ou Christine de Pisan,  compte parmi les lieux communs les plus fréquents de l'iconographie amoureuse. Souvent représenté sur les ivoires, il est également fréquemment mentionné dans les inventaires de tapisseries : le succès de ce thème est significatif de cette culture aristocratique qui, vers 1400, puise encore largement dans le vieux fond courtois.

La représentation de la jeune femme gantée tenant son faucon relève de la pure convention : il ne s'agit nullement d'une scène de volerie et l'oiseau de proie n'est là que pour souligner la qualité aristocratique de la dame. La présence des lapins est peut-être moins innocente. On connaît la connotation éminemment sexuelle accordée à cet animal (que l'ancien français nomme « connin »). Au code courtois s'ajoute donc ici une touche d'érotisme à peine voilée. La relation entre les deux protagonistes n'est pas désincarnée.

Le don du cœur comme signe de soumission ?

Bien que de qualité stylistique moyenne, la tablette à écrire du Musée du Louvre offre une des représentations les plus explicites du cœur percé. L'amant offre son cœur à la dame, qui le perce d'une flèche, symbole des tourments amoureux que celle-ci lui fait subir. La scène se déroule, sans surprise, dans un jardin évoqué par un arbre et un petit édicule : le traditionnel locus amoenus.

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L’offrande du cœur (n° 29), anonyme, 14e siècle, tablette à écrire (ivoire), 9 x 7 (cm), Namur, Musée d’art ancien du pays namurois, © Namur, Musée d’art ancien du pays namurois.

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L’offrande du cœur (inv. OA 2763), anonyme, 1490, tablette à écrire (ivoire), Paris, Musée du Louvre, © RMN, DR.

La tablette du musée de Namur, de qualité nettement supérieure, offre une représentation très similaire, mais l'amant est ici agenouillé. La soumission envers sa dame est donc double : figurée formellement par la position de l'homme, elle est également sous-entendue par la douleur occasionnée par la flèche. Cette image, qui n'entretenait que des rapports très lâches avec la réalité des rapports hommes-femmes du temps, montre bien à quel point ces représentations relèvent du fantasme. Elle indique également que dans les années 1300, la représentation amoureuse suit encore les préceptes courtois du XIIe siècle, qui tendent à faire de l'amant le « vassal » de la dame, qui occupe la place du « suzerain ».

Le thème du don du cœur insiste donc sur le pouvoir de la dame, qui peut à sa guise faire souffrir l’amant. Le pouvoir des femmes connaîtra rapidement des variantes « contre-courtoises », notamment avec les illustrations du Lai d’Aristote.

Le don du coeur: un poncif littéraire

Dans son Livre du voir dit, Guillaume de Machaut (1300-1377) reprend cette métaphore. Mais ici, c’est l’amante qui offre son cœur à son compagnon :

Lors mist sa main desseur son pis
Et dist : « Je ne vaurrai ja pis
De dire ce que dire vueil,
Et si veul adcomplir mon vueil :
Vescy mon cuer ; se je pooie,
Par ma foy, je le metteroie
En vostre main pour l’emporter
Guillaume de Machaut, Le livre du voir dit, Paris, Librairie générale Française, 1999, vers  1952 à1958.Vers 1400, Christine de Pisan (1364-vers 1430) fait de même dans une de ses Cent ballades : Belle, sachiez certainement
Que, pour dame ne pour bourgeoise,
Ne vous oublieray vraiement ;
D’autre amour ne donne une boise, 
Tost revendray comment qu’il voise,
Et de vous rensier message,
Je vous laisse mon cuer en gage.

Christine de Pisan, œuvres poétiques, Paris, Firmin-Didot, 1886-1896, t. I, p. 74, vers 15/21

Ou encore Charles d’Orléans (1394-1465), dans une de ses nombreuses

Je ne vous ose demander
Que vostre cueur vous me donnés ; 
Mais, se droit me voulés garder,
Puis que le cueur de moy avés
Le vostre fault que me laissiés.

Charles d’Orléans, Poésies, Paris, Honoré Champion, 1923-1927, t. I, p. 18, vers 9 à 14.

Ce thème perdure encore à la Renaissance. On le retrouve notamment chez Ronsard (1524-1585) :

Prenez mon cœur, Dame, prenze mon cœur, Prenze mon cœur, je vous l’offre, ma Dame :
Il est tout vôtre, et ne peut d’autre femme
Tant vôtre il est, devenir vôtre seigneur.


Ronsard, Les Amours, Paris, Gallimard, 1974, p. 168, vers 1 à 4.

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Valve de miroir (Italie du Nord) (inv. LOA 115), anonyme, 1400, ivoire, d. 10 cm, Paris, Musée National du Moyen Age, © RMN, DR.

Les ivoires : don du coeur et don de la fleur

Cette valve de miroir italienne représente une variante du don du coeur : le don de la fleur. Un homme tend une fleur à la dame, qui elle-même porte un petit chien. Les paroles de l'amant sont transcrites dans un phylactère : en gre. Une valve de dimensions similaires conservée à la Walter Art Gallery de Baltimore, stylistiquement très proche et figurant un seigneur offrant une fleur à sa dame, donne la première partie de la phrase :prenes. Les dimensions identiques et l'iconographie très proche de ces deux pièces indiquent qu'elles constituaient probablement une paire complète de valves.

Les deux inscriptions forment un vers très fréquent dans la poésie contemporaine : prenes en gre. On le retrouve notamment à la même époque chez Christine de Pisan dans une des Cent Ballades, intitulée Le jour de l'an que l'en doit estrener. Tout tourne donc ici autour de l'iconographie du don : l'allusion littéraire (les étrennes de l'amant à sa dame), le geste du seigneur, la nature même de l'objet, souvent donné en cadeau (ce que souligne probablement l'inscription). Le chien que porte la dame peut, quant à lui, être interprété soit comme synonyme de fidélité, soit comme indicateur de sa qualité aristocratique.

Les inscriptions portées sur les valves de Paris et de Baltimore semblent faire référence à l'une des Cent ballades de Christine de Pisan. La dernière strophe parle d'ailleurs de la couronne des amants, peut-être celle que porte le personnage masculin sur la valve de Paris :

 Tres chiere dame, entierement vous donne
 Mon cuer, mon corps, quanque je puis finer ;
 A vo vouloir de tous points abandonne
 Moy, et mes biens vous ottroy, belle et bonne ;

Si vous envoy ce petit dyamant,
Prenez en gré le don de votre amant.

 Je vous doy bien tout quanque j'ay donner ;
 Car ou monde n'a nulle autre personne
 Qui les me peüst tant guerredonner,
 Com vous, belle, qui la fin et la bonne
 Estes, qui tous mes biens drece et ordonne ;
 Si vueil estre tout votre en vous amant,
 Prenez en gré le don de votre amant.

 Ou vueilliez donc vo doulz cuer assener
 A moy aussi, ne soiez si felonne
 Que me faciez jusqu'à la mort pener.
 Oster lemal qui en mon cuer s'entonne.
 Si porteray des amans la couronne ;
 Mon cuer vous donne et le vostre demand,
 Prenez en gré le don de vostre amant.

Christine de Pisan, Oeuvre poétique, Paris, Société des Anciens textes français, 1886-96, t. 1, p. 81.

Il n'est évidemment pas certain que le demi vers de cette paire de valve corresponde à la ballade de Christine de Pisan. Mais il est significatif de constater que ces deux ivoires ont été réalisés en Italie du Nord où sont nées deux femmes d'origine italienne présentes à Paris vers 1400 : Christine de Pisan à Venise et Valentine Visconti, l'épouse de Louis d'Orléans, à Milan.

Certes, l'œuvre de Christine de Pisan et ces deux valves de miroir sont contemporaines, mais on retrouve ce prenes en gre chez d'autres auteurs de la même époque.

En particulier chez Jean Régnier :

Bellë, en gre tout prenez,
Car envers Dieu mesprenez
Se vous faictes le contraire.

Jean Régnier, Les fortunes et adversitez, Paris, éd. Champion, 1923, vers 1218-1220.

Et plus tard, légèrement transformé, dans un rondeau du duc de Bourbon, lors du concours poétique de Charles d’Orléans à Blois :

Prenez l’ommage de mon cueur,
En recevant sa feaulté,
Et il gardera loyaulté,
Comme doit leal serviteur.


Charles d’Orléans, Poésies, Paris, éd. Champion, 1923/27, t. II, p. 506, strophe 1.

Bien qu'il soit difficile de savoir si ce demi vers est tiré d'un poème précis ou s'il s'agit d'une formule en vogue à l'époque, le lien entre l'objet et la production lyrique contemporaine est ici incontestable.