Images de l'amour courtois aux XIVe et XVe siècles

Coordination scientifique : Nicolas Coutant

Aristote chevauché par la courtisane

Aristote chevauché par la courtisane

Aristote chevauché par la courtisane, anonyme, 1400, bronze, 35 x 38 (cm), Nantes, Musée Dobrée, © Nantes, Musée Dobrée. 

Une jeune femme est assise sur le dos d’un vieil homme (comme l’indiquent la calvitie et la barbe). Cette image insolite reprend un thème littéraire très en vogue durant la fin du Moyen age : le Lai d’Aristote, qui sera illustré dès le XIVe siècle par une abondante iconographie.

Le Lai d’Aristote est un  texte de 579 vers en franco-picard rédigés par Henri d’Andeli dans la première moitié du XIIIe siècle. Les vers 445-475 racontent comment Aristote fut ridiculisé par la courtisane Phyllis. Le philosophe avait déconseillé à son élève Alexandre la compagnie des femmes. Phyllis, amoureuse d’Alexandre, se venge en humiliant le vieux barbon. Après l’avoir séduit, elle le chevauche sous les yeux de son disciple. C’est cet épisode qu’illustre l’aquamanile de Nantes. Ce texte eut un grand succès, comme en témoignent ses nombreuses traductions, dont une en allemand dès la fin du XIIIe siècle. Le thème fut ensuite repris dans des sermons, ce qui lui valut une certaine popularité. Celle-ci n’a toutefois que peu à voir avec la place, très importante, qu’ont les écrits d’Aristote pour les philosophes et théologues médiévaux. Dante déclare d’ailleurs dans la Divine Comédie qu’Aristote est « le maître de ceux qui pensent » (Enfer, IV, 131). L’histoire d’Aristote et de Phyllis est donc avant tout un conte, suffisamment populaire pour figurer sur un objet domestique comme cette aquamanile.

Le texte et les œuvres l’illustrant dénoncent plusieurs points : l’amour sénile, qui est ridiculisé, mais aussi le pouvoir des femmes. Phyllis triomphe en effet du philosophe. Sur une tapisserie des alentours de 1480 figurant le même thème, conservée au musée de Bâle,

Aristote déclare : 
La belle qui fit ma conquête
M’a réduit à l’état de bête.

Ce à quoi Phyllis répond : 
Qui d’une dame entre au service
Doit endurer tous ses caprices.

(Hans Lanz, Die alten Bildteppiche im Historichen Museum Basel,Bâle, musée de Bâle, 1985, pl. VII).

Le texte de la pièce de Bâle éclaire le sens de l’aquamanile de Nantes : il faut se méfier des femmes, qui font perdre la tête aux hommes les plus sages. Quant à l’allusion au « service de la dame », il renvoie directement au service de l’amant courtois à sa dame. L’œuvre s’inscrit donc dans la satire des codes courtois  qui se développe précocement à la fin du XIVe siècle et s’épanouira à la fin du XVe siècle (satire des rapports hommes/femmes plus que satire des femmes dans ce cas précis).

Le Lai d'Aristote : sur le pouvoir des femmes

L’épisode du chevauchement d’Aristote est relativement court, puisqu’il s’étend sur une trentaine de vers (445-475). En voici un extrait :

Et cele s’en est entremise
Tant qu’ele li met sor le dos.
Bien fait Amors d’un viel rados
Puis que Nature le semont
Quant tot le meillor clerc du mont
Fait comme roncin enseler
Et puis a quatre piez aller
Tot chatonant par sesor l’erbe.
Ci couvient essample et proverbe,
Sel savrai bien a point conter !
La damoiselle fait monter
Sor son dos, et puis si la porte.
La damoiselle se deporte
En lui chevauchier et deduit ;
Parmi le vergier le conduit,
Si chante cler et a voiz plaine

Henri d’Andeli, Le lai d’Aristote, texte publié par Maurice Delbouille, Paris, Les Belles Lettres, 1951, vers 445-460.

Les nombreuses illustrations de cet épisode se nourrissent probablement d'autres textes sur le pouvoir des femmes et sur les dangers de l'amour. Ainsi, dans son fabliau érotique Le vilain de Bailluel, Jean Bodel déclare :

Mes li fabliaus dist en la fin
C'on doit por fol tenir celui
Qui mieus croit sa fame que lui!

Fabliaux érotiques, textes de jongleurs des XIIe et XIIIesiècles, textes établis et traduits par Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p. 116-117.

Et on trouve ces quelques vers dans le poème anonyme intitulé Loyaulté des femmes,

Quant on vivra sans boire ne menger, Quant les poissons sans eaue naigeront,Quant Ytalie sera sans usurier,

Quant les lievres plus courir ne vouldront […]

Lors verrez vous en femmes loyaulté. 

La loyaulté des femmes, avec les neuf preux de gourmandise et balades d'amour, s. l., s. n., s. d., strophe 1.

Héritage de la misogynie traditionnelle des milieux cléricaux du Moyen Age (dont la querelle du Roman de la Rose, vers 1400, fut une manifestation), le thème du pouvoir des femmes se teinte probablement, à la fin du XVe siècle, d'une satire des codes courtois. Il s'oppose assez nettement à celui des neuf Preuses : certes les preuses sont puissantes, mais elles s'inscrivent dans un idéal chevaleresque que la fin du XVe siècle commence à railler…

Aristote chevauché par la courtisane