L'attaque du château d'amour
Un personnage ailé, couronné et entouré de deux anges, darde ses flèches vers un couple. Il s'agit du dieu d'Amours chanté par les poètes du temps. Un homme, à droite, semble être en prière alors que sa compagne, à gauche se détourne. C'est à eux que sont destinées les flèches d'Amour. Au pied du château, des cavaliers en armure s'affrontent. A droite, un homme se fait couronner par une des occupantes de la forteresse, alors qu'à gauche une autre enlace un cavalier en armure.
Cette iconographie complexe met en scène plusieurs thématiques courtoises. L'attaque du château d'Amour est une métaphore évidente de la conquête amoureuse : les hommes cherchent à prendre la place et sont ici aimablement accueillis par les demoiselles. D'autres objets de ce type montrent à l'inverse les femmes se défendre en jetant des fleurs du haut des remparts. La porte ouverte dans la muraille, où s'engouffre un chevalier armé d'une lance, laisse d'ailleurs deviner l'issue charnelle de cette conquête…
Ce type de représentation est extrêmement fréquent sur les petits objets domestiques en ivoire du XIVe siècle. Plusieurs variantes existent, mais la scène est toujours identifiable. La littérature courtoise mentionne régulièrement cet épisode. Il ne semble pourtant pas qu'elle ait servi de modèle aux imagiers. Dans le Roman de la Rose (vers 15085 à 15 829), l'amant doit assaillir une forteresse où est enfermée la Rose, allégorie de la « dame ». Mais Amour est aux côtés des assaillants, et non parmi les assiégés, comme dans les représentations figurées.
Le dieu d'Amours : ce qu’en dit le poète
Et dessus le bel arbrissel
Qui estoit en mi le praiel
Se sëoit une créature
De trop mervilleuse figure,
En sa destre main tenoit
Un dart qui bien estoit ferré
De fer tranchant et acéré,
Et en l’autre avoit un brandon
De feu qui gettoit grand randon,
Et s’avoit pour voler deus eles
Si belles qu’onques ne vis teles.
La face avoit clere et moulte belle
Et la couleur fresche et nouvelle,
Et tout le remenant de li
Estoit de mantien si joli,
Car on ne porroit souhaidier
Un aussi bel, à mon cuidier.
S’ot un chappellet de rosettes,
De muguet et de violettes,
Par cointise mis en son chief.
Guillaume de Machaut, œuvres, Paris, Firmin-Didot, Champion, 1908, t. I, pp. 18-19, vers 163-174
Comme sur la valve de miroir, le dieu d’Amour apparaît trônant sur un arbre, entouré d’une cour de jeunes dames et de jeunes seigneurs. Il tient des flèches dans ses mains et porte une couronne de fleurs…
L’attaque du château comme métaphore érotique
Ce décor à l'iconographie purement profane orne une marge du bréviaire (livre de l'office divin recueillant les prières) d'un grand ecclésiastique du début du XIVe siècle : Renaud de Bar, évêque de Metz.
Deux lapins défendent une forteresse face aux assauts de trois chiens. Un quatrième chien, couronné, semble commander les assaillants. La représentation d'animaux exerçant des activités humaines n'est pas rare au Moyen Age (le Roman de Renard en est, en littérature, l'exemple le plus célèbre). Elle s'accompagne ici d'une forte connotation sexuelle. Jusqu'au XVe siècle au moins, le lapin est en effet appelé « connin », terme rapidement rapproché de celui désignant le sexe féminin. Ceci a conféré à l'animal une puissante charge érotique. Cette image présente donc une variante explicite de l'attaque du château d'amour : ici le siège de la forteresse s'apparente bien à une conquête amoureuse et, surtout, sexuelle. La métaphore, soulignée par la forme des armes des chiens (flèche, lance, épée), vient éclairer de manière très charnelle la représentation courtoise de l'attaque du château d'amour.
Cette image met également en lumière les connotations érotiques de certaines représentations cynégétiques : les scènes de chasse peuvent être lourdement chargées d'allusions charnelles et amoureuses.
Il peut sembler surprenant de trouver ce type de décor dans les marges d'un bréviaire, a fortiori dans celui d'un évêque. Certaines études récentes proposent justement d'y voir une dénonciation de ce que ces scènes représentent. L'image servirait donc ici le texte. Toutefois, il est permis de penser que d'autres rapports que la simple illustration existent entre le texte et l' image. Ceux-ci restent encore à définir.
Le Roman de la rose et les arts figurés
Le Roman de la Rose est un roman allégorique composé en deux temps : vers 1230 par Guillaume de Lorris (environ les 4 000 premiers vers), puis vers 1270-1280 par Jean de Meun.
Ce texte long (près de 21 000 vers) a connu un énorme succès, comme en témoignent les très nombreux manuscrits encore conservés. Le narrateur se promène un jour de printemps. Il s'endort et rêve qu'il entre dans jardin ceint de hauts murs. Après avoir rencontré de nombreux personnages, il aperçoit un bouton de rose, dont il tombe amoureux. Tout le roman consiste ensuite en la quête de cette fleur, qui symbolise l'amante. Le « héros » rencontre alors des figures allégoriques qui lui tiennent différents discours, notamment sur l'amour et sur le comportement à adopter envers les femmes. Le succès du Roman de la Rose a amené certains historiens de l'art à y voir la source de nombreux thèmes iconographiques, comme l'attaque du château d'Amour.
Ce point de vue doit aujourd'hui être nuancé : certes, les enlumineurs du Roman de la Rose ont mis en place une tradition iconographique élaborée, mais celle-ci est loin d'avoir servi à toutes les figurations courtoises. Ainsi, l'épisode de l'attaque du château racontée par Jean de Meun s'écarte sensiblement des représentations figurées.
Le Roman de la rose, vers 15 805 à 15 829
Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, Paris, Librairie Générale française, 1992, vers 15 805 - 15 829.
Forment a guerroier entendent :
Cist assaillent, cil se deffendent ;
Cil drecent au chastel perrieres :
Granz chaillos de pesanz prieres
Pour leur murs rompre leur envoient,
Et li portier les murs hourdoient
De fors cloies refuseïces
Tissues de verges pleïces,
Qu'il orent par grant estouties
En la haie dangier cueillies.
Et cist saietes barbelees
De grant promesses enpennees
Que de servises, que de dons,
Pour tost avoir leur guerredons
Car il n'i entra onques fust
Qui touz de promesses ne fust,
Du fer ferrés fermement
De fiance et de serement-
Traient seur euls et cil se targent,
Car targes ont et forz et fieres,
Ne trop pesanz ne trop legieres,
D'autel fust comme erent les claies
Que dangiers cueilli en ses haies,
Si que traire rien n'i valoit.