Elues nationales et débuts de l'Europe
Sous la Quatrième République (1946-1958), parmi les quelques femmes qui siègent à l'Assemblée Nationale et au Conseil de la République à la faveur du scrutin proportionnel, Marcelle Devaud (née en 1908, 98 ans) est favorable à l'idée européenne. Sénatrice PRL (Parti Républicain de la Liberté) de la Seine de 1946 à 1958, elle est élue vice-présidente du Conseil de la République.
Favorable à un rapprochement avec la RFA, elle participe à la première rencontre entre des parlementaires français et allemands ; elle est la seule femme des deux délégations. Ensuite, Marcelle Devaud soutient les premiers pas de la construction européenne, de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier) en 1951 aux Traités de Rome de 1957, tout en étant hostile, dans les années 1952-1954, au projet de CED (Communauté Européenne de Défense). Marcelle Devaud, voit également dans la construction européenne une chance pour faire avancer les droits des femmes en Europe et en France.
A l'instar de Marcelle Devaud, d'autres élues s'engagent pour l'Europe. Son amie Irène de Lipkowski (1898-1995) est à peu près sur les mêmes positions, en étant sans doute davantage fédéraliste.
Faire avancer les droits des femmes en Europe
La question de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes était déjà présente dans le traité de Rome. Pour Marcelle Devaud, ce traité était "avant tout commercial, mais il n’a pas négligé un certain nombre de problèmes sociaux et notamment pour les femmes, il a été le premier à parler de l’égalité hommes/femmes". L’article 119 du traité indique en effet que les niveaux de rémunération entre les hommes et les femmes doivent être égaux. Jacqueline Nonon, longtemps responsable du bureau du travail à la Commission européenne et féministe engagée, explique dans l’un de ses ouvrages :
« C’est sous la pression de certains lobbies français, en particulier textiliens, que l’on a introduit ce principe dans le droit communautaire. Pourquoi cela ? Parce que les salaires pratiqués en France à l’époque dans ce secteur marquaient des écarts, réels mais pas scandaleux, entre hommes et femmes, alors que les industriels allemands et néerlandais sous-payaient carrément les femmes. D’où les craintes françaises de devoir faire face à une concurrence violente » (source).
Malgré ces motivations,
« c’est bien l’article 119 qui longtemps a servi de référence lorsque se posaient des problèmes concernant l’égalité femmes/hommes, et notamment l’égalité dans le travail » indique Marcelle Devaud. Elle sait de quoi elle parle pour avoir consacré une grande partie de ses activités à la question du travail des femmes et pour avoir créé en 1965, en France, le Comité de Travail féminin, « après 12 ans de démarches laborieuses ».
De là naît une activité à l’échelle européenne (écouter les extraits audio du témoignage de Marcelle Devaud).
Germaine Peyroles et d’autres « ultras » de l’Europe
A l’Assemblée nationale, la députée MRP (Mouvement Républicain Populaire), Germaine Peyroles (1902-1979), se distingue par son européisme. Membre du Conseil international du Mouvement européen, elle participe au congrès de La Haye de 1948 et en vote les résolutions. Membre de l’Union Fédéraliste des Communautés et Régions européennes (UFCRE), elle fait partie d’une délégation qui est reçue à Rome par Pie XII lors du 2e congrès de l’Union des Fédéralistes Européens. En 1950, au sein du MRP, parti démocrate-chrétien, elle fait partie de ceux qu’on appelle les « ultras de l’Europe » avec notamment François de Menthon et Robert Bichet.
Germaine Poinso-Chapuis (1901-1981) a été la première femme ministre (ministre de la Santé et de la Population dans le gouvernement de Robert Schuman de novembre 1947 à juillet 1948). Députée MRP, elle passe pour « la plus européenne de tous les pro-européens » de son parti. Lors du débat d’investiture parlementaire de Pierre Mendès-France, le 17 juin 1954, c’est elle qui est chargée par le MRP – parce que les hommes ne se bousculent pas – d’interroger le Président du Conseil pressenti. Elle l’interpelle notamment sur le projet de CED (Communauté Européenne de Défense) qui s’enlise en France alors que les cinq partenaires de la France l’ont déjà ratifié.
La radicale Jacqueline Thome-Patenôtre (1906-1995) est conseillère de la République de Seine-et-Oise de 1946 à 1958, membre des commissions des Affaires étrangères et de la Reconstruction. Elle préside le groupe d’amitié parlementaire France-Etats-Unis et lorsqu’elle revient des Etats-Unis en 1956 – où elle a été reçue par le président Eisenhower –, elle déclare : « plus que jamais, en étudiant la structure géographique, économique et démographique des USA, on se rend compte que, seule une Europe unifiée peut sauver les nations européennes de la décadence ». Européenne convaincue, en tant que maire de Rambouillet (à partir de 1947), elle encourage partout où elle le peut les jumelages entre villes européennes, « pour que les peuples se rencontrent » . Elue députée en 1958, son engagement européen lui vaut d’être nommée membre de l’Assemblée des Communautés européennes (mai 1958-janvier 1959) où les femmes sont bien peu nombreuses. En 1984 elle est élue députée européenne et représente cette fois la France dans un Parlement européen élu au suffrage universel.
Irène de Lipkowski et la réconciliation franco-allemande
Après avoir perdu son mari en déportation et l’un de ses fils pendant la campagne d’Alsace, Irène de Lipkowski (1898-1995) fut témoin au procès de Nuremberg pour faire entendre « la voix des cendres ». Elle était alors très hostile à toute idée de réarmement et de réunification de l’Allemagne. Devenue députée RPF (Rassemblement du Peuple Français) en 1950, elle soutient le projet de CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), contre l’avis du général de Gaulle. Voici comment elle racontait cet épisode :
« Au début, le groupe RPF était très uni et cohérent. Le général de Gaulle nous réunissait régulièrement […]. Je me souviens qu’un jour il m’interrogea sur mes raisons de vouloir voter pour la Communauté charbon-acier à l’Assemblée ; lui, voulait que nous la repoussions. Moi, je pensais que nous ne devions pas avoir l’air d’être contre l’organisation de l’Europe. Il me laissa libre de voter suivant ma conscience. J’ai donc voté pour la CECA et je m’en suis réjouie plus tard » (source).
Dans les années 1960, en tant que responsable d’associations de veuves de guerre, Irène de Lipkowski tend la main aux veuves de guerre allemandes. En novembre 1969, elle leur dit : « un jour comme aujourd’hui, en un geste symbolique, tendons-nous la main, les uns vers les autres, par-delà les tragiques événements, par-delà nos tombeaux, pour unir nos volontés et nos cœurs dans un immense élan de solidarité, prémices d’une Europe unie ». En lui remettant la Croix de commandeur de l’Ordre du mérite de la République Fédérale d’Allemagne, l’ambassadeur allemand rappelle en décembre 1986 qu’elle a été « parmi les premières à appeler à la réconciliation avec l’ennemi d’autrefois, l’Allemagne, avec un courage et un engagement exemplaire et avait plaidé, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour une coopération entre Français et Allemands ».
La fille d’Irène de Lipkowski, Janine Lansier, s’est aussi très engagée dans la construction européenne notamment en tant que présidente de « Femmes pour l’Europe », la commission féminine du Mouvement européen. Cette commission ayant été créée en 1961 par une autre ardente militante européenne : Marcelle Lazard, qui a fondé en 1956 la Maison de l’Europe de Paris. Autant de femmes dont les actions méritent d’être rappelées parce qu’elles ont fait avancer l’idée européenne en France.