Joyeuse à Cuba
« Ce voyage fut une halte heureuse sur le chemin du désenchantement. »
Françoise d’Eaubonne, Une femme nommée Castor. Mon amie Simone de Beauvoir, Paris, Encre, 1986, p. 247.
La photo, en noir et blanc, fait 8 x 10 cm. Elle a été prise lors du premier séjour de Beauvoir et de Sartre, en février-mars 1960, un peu plus d’un an après le triomphe de la révolution cubaine. Beauvoir est assise, accoudée sur le côté d’un hors-bord, Fidel Castro étant juste derrière, entre Sartre, également assis, et elle. La haute stature de Castro, vêtu en couleur foncée (pantalon, ceinture, chemise entrouverte, képi), domine le couple de philosophes, vêtu de couleurs plutôt claires - turban et chemise à manches longues et à large col pour Beauvoir, chemise blanche et cravate noire pour Sartre. Le visage de Beauvoir est tourné vers l’écume, qui bouillonne le long et derrière le hors-bord. Se protège-t-elle du vent ou ne désire-t-elle pas figurer sur une photo de propagande à ce moment précis ? Elle sait très bien que tout son séjour est une caution au nouveau régime castriste. Ou encore, le photographe lui a-t-il demandé de prendre cette pose, qui suit les remous provoqués par le hors-bord et qui contraste avec la posture des deux hommes ? Cette photographie tend à montrer le charisme et l’assurance du Lìder Máximo, car elle est coupée en deux, en oblique : la partie droite est occupée par la baie de Cuba, sans vagues. On aperçoit la terre à l’horizon. La partie gauche est construite comme une trinité catholique, avec Castro en figure d’un Dieu le Père puissant mais débonnaire, cigare à la bouche, invitant Beauvoir et Sartre à contempler son royaume et son œuvre.
D’une manière légèrement différente qu’en Italie, Beauvoir se détend enfin. Le voyage aller a été plutôt morose, entre horreurs quotidiennes de la guerre d’Algérie et courte pause dans Madrid, en ce début de l’année 1960. À Cuba, l’autrice se sent en phase avec le pays, nouvellement socialiste et fêtant sa révolution. Pense-t-elle à ses visites cubaines lorsqu’elle décrit, dans La Force de l’âge, la Libération comme un « carnaval populaire, désordonné et magnifique »[1] ? Elle redevient alors une écrivaine appréciée, et non honnie pour ses engagements. Ce retour du bonheur est tellement imprévu qu’il en devient extraordinaire. Contrairement à la Chine et malgré le barrage de la langue, rien ne semble entraver sa compréhension du pays, ni la simplicité des rapports humains, même au plus haut niveau. Beauvoir retrouve les joies de sa jeunesse, quand elle n’était pas célèbre et qu’elle aimait côtoyer la foule des bas quartiers, les prostituées et les marins. Elle se sent de plain pied avec le nouveau dirigeant, loin des conférences officielles, comme avec Nasser en 1967. Ici, pas de raideur comme en Chine dans l’écriture des paysages et des contacts avec la foule. La philosophe ne se pose pas - encore - de questions sur la réalité cubaine. Comme l’acteur hollywoodien Errol Flynn, elle adhère à la Cuban Story[2].
Parfois, la tentation de se délasser en lisant sur l’herbe est plus forte que toutes les visites d’usines, et que son travail d’écrivaine. Comme elle est loin des soldats français qui paradent dans Paris, des Algériens qui ne vendent plus d’alcool dans les bars qu’ils tiennent à Paris, loin aussi de la « marihuana » fumée en 1947 avec des « bohèmes de Greenwich »[3]. La voyageuse intrépide passe d’une herbe à l’autre, du pays du capitalisme qui a longtemps mis la main sur l’île cubaine à l’île elle-même, débarrassée de ses maîtres, en voie vers le socialisme. Cette herbe est aussi un rappel de l’enfance et des pelouses de Meyrignac, où elle dévorait des livres à longueur d’été[4]. Tout ce qui a goût des premiers âges est positif, surtout les renvois sensoriels et viatiques. L’ancienne présence américaine est notée sans commentaires négatifs. La voyageuse se plonge dans les néons, forme de lumière qu’elle assimile dès son premier séjour new-yorkais à des « friandises géantes »[5]. Beauvoir mord autant les éléments naturels qu’artificiels, goulûment. Rien ni personne ne l’empêche de savourer des bonheurs retrouvés. À cet instant, elle peut dire : Soy Cuba[6].
Le retour en France, via New York, comme pour l’Italie, se passe difficilement. Malgré un programme serré, composé de visites, de conférences, de rires et de nouvelles amitiés, alors que la voyageuse n’a guère le temps de souffler, la situation politique de la France continue à l’inquiéter, à juste titre. Elle enchaîne avec le séjour d’Algren à Paris, qui est l’occasion de nouveaux départs (Marseille, Italie, Espagne, Turquie). Concernant Cuba, revenir chez soi pour l’écrivaine, c’est témoigner d’un voyage officiel, à chaud. Le 7 avril 1960, Beauvoir est interviewée par Claude Julien, journaliste à France Observateur, qui a lui aussi séjourné à Cuba « il y a quelques semaines », précise le chapeau de l’article. France Observateur avait publié en mars une brève sur le voyage à Cuba de Beauvoir et de Sartre. L’article d’avril s’intitule « Où en est la révolution cubaine ? » Ce sont des extraits du bilan tracé par l’écrivaine, où Beauvoir reprend le langage philosophique qu’elle affectionne, mais en le rendant intelligible. Comme en Chine, elle souligne les moyens humains de la construction d’une société nouvelle et dément le manque de sérieux du Lider Maximo. Le soutien de Beauvoir est important pour le régime cubain, en butte à l’anticommunisme, vivifié par la Guerre froide. Il lui est toujours reproché, aujourd’hui, sans que ses critiques parlent de l’évolution ultérieure de ses prises de position, au début des années soixante-dix.
Beauvoir observe, lorsqu’elle prend l’avion du retour, fin octobre 1960, via les Bermudes, les Açores, Madrid et Barcelone, la fuite de riches Cubaines et Cubains. La voix impersonnelle qui lui explique la situation devient celle du Cuba castriste, qui laisse partir les « partisans de l’impérialisme », pour parler le langage de l’époque. C’est la même voix qui répond au journaliste de la revue La Chine en construction, lorsque celui-ci se trouve à Cuba à l’été 1963, afin de célébrer « L’amitié sino-cubaine » (titre de l’article de Kin Tchong-Houa) :
À Camaguey et autres lieux, nous avons vu les villas étincelantes des anciens planteurs. Et lorsque nous demandions où ils étaient passés, il nous fut répondu invariablement : ‟À Miami”. Oui, c’est sous l’aile de l’impérialisme américain que les contre-révolutionnaires rêvent à leur retour[7].
La teneur en propagande est plus appuyée dans l’article que dans les mémoires beauvoiriens. Beauvoir note ce qu’elle voit et ce qui lui est dit, en rejetant le manque de chaleur du côté des émigrantes et émigrants. Elle ne questionne pas les raisons qui les font partir de leur terre natale ; elle montre leurs signes extérieurs de richesse (vêtements). Le corps parle et témoigne de la classe sociale.
Comme pour la Chine, l’URSS, bientôt l’Algérie post-coloniale, la voyageuse dresse un bilan négatif de l’évolution de Cuba, dans Tout compte fait (1972), puis dans La Cérémonie des adieux (consacrée aux dernières années de Sartre, parue en 1981). Beauvoir reprend son exemple de mode corporelle (les cheveux longs pour les garçons), qu’elle couple logiquement avec un emprisonnement pour homosexualité masculine : c’est la remise en cause des codes de la virilité hétérosexuelle qui est insupportable à Castro et à son régime. Pensons au film de Julian Schnabel, Avant la nuit, sorti en 2000, sur l’écrivain homosexuel Reinaldo Arenas, qui traite du même sujet. En 1971, l’autrice ne reste pas les bras croisés, même si c’est Sartre qui est contacté. Beauvoir témoigne de sa propre évolution, malgré le « nous ». Elle n’est plus un instrument semi-consentant au service du socialisme en marche, mais une Française qui s’oppose aux emprisonnements abusifs, à la torture et à l’homophobie.
Notes :
[1] Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Folio, 1999 [1960], p. 682.
[2] Documentaire de Victor Pahlen, 1959.
[3] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 174.
[4] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 111.
[5] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 12.
[6] Titre du film soviétique de Mikhail Kalatozov, réalisé en 1964. À traduire littéralement par « Je suis Cuba. »
[7] Kin Tchong-Houa, « L’amitié sino-cubaine », La Chine en construction, n° 8, novembre 1963, p. 11-12.
[8] Écrivain espagnol (1931-2017), anti-franquiste, exilé en France.