Politique en Chine
« Attentissima ai problemi del nostro tempo »
Michéle Airault, « L’Emancipazione, giorno per girono », Noi Donne, n°30, 4 Agosto 1957, p.8. Interview de Beauvoir sur son voyage en Chine et sur la condition féminine. Traduction personnelle : « [Beauvoir] est très attentive aux problèmes de notre temps. »
La photographie, en noir et blanc, fait 8 x 10 cm. Elle a été prise lors du défilé du 1er octobre 1955, pendant la cérémonie des six ans de la Révolution culturelle. Beauvoir est cadrée de près, au premier plan. Son épaule gauche touche celle de Sartre, vêtu d’un imper entrouvert sur son veston, sa chemise et sa cravate. La foule des officiels chinois et étrangers est au deuxième plan. Le troisième plan est composé des lignes obliques d’un bâtiment, coupé par un pan de ciel vide très clair, rendu blanc dans la photo. Le bord du bâtiment trace une ligne droite jusqu’au bord de l’épaule gauche de Beauvoir, renforçant l’aspect carré de la photographie. Beauvoir est coiffée d’un chignon bas, le visage totalement dégagé, sans bijoux. Elle porte un manteau en poil de chameau de couleur claire et un morceau de son chemisier apparaît dans l’échancrure de son manteau. Ses mains sont croisées devant elle, dans une pose convenant à cette cérémonie très officielle. La voyageuse plisse les yeux, ses lèvres sont serrées. Cette crispation indique peut-être qu’elle remet en question sa présence, pourtant consentie, dans un pays fraîchement sorti d’une guerre civile. À moins que la fatigue d’une longue cérémonie ne fige ses traits.
Si la mémorialiste de 1962 est plutôt sèche et concise dans son compte rendu de ses deux mois de parcours, l’épistolière de 1955 l’est moins. L’émerveillement devant un pays encore plus démesuré que les États-Unis est de mise, à chaud. À froid, dans les mémoires, le bilan est sans appel : « […] d’ordinaire, j’étais là, avec en face de moi un monde que je m’efforçais de comprendre, et où je n’entrais pas.[1] » Sa préparation n’a pas été suffisante, trop tardive peut-être, pour la mettre de plain pied avec la civilisation chinoise, qui plus est alors en plein bouleversement. Beauvoir reste une Européenne de son temps, plus volontiers tournée vers les Amériques que vers l’Asie ou l’Afrique non francophone. Les fluctuations politiques des sept années suivantes, pendant la période de la Guerre froide et du désenchantement progressif face au peu de progrès des « démocraties » socialistes et maoïstes expliquent sans doute l’absence de long récit dans les mémoires.
L’autrice rend compte de la manière dont elle en est arrivée à l’écriture de La Longue Marche. Seule la rigueur scientifique, appuyée par un postulat philosophique, peut traduire la réalité du monde chinois en 1955 et pallier le manque d’informations des Français sur ce pays, encore très mal connu. Dans une note de La Force de l’âge, elle s’explique d’une manière légèrement différente, évoque une « mauvaise conscience » éprouvée face à une civilisation si éloignée de son éducation[2]. Beauvoir n’est évidemment pas le genre de personne à rester face à une équation complexe sans tenter de la résoudre - sans doute sa formation en mathématiques y est-elle pour quelque chose. Ses convictions de gauche lui interdisent de ne pas s’enthousiasmer pour une construction socialiste, même dans un endroit qui ne la touche pas beaucoup. Beauvoir ne parle de la condition des femmes, sur laquelle elle est interviewée en Italie à son retour de Chine[3], que par le biais de « la famille », titre du chapitre III. Elle fait référence dans une note de bas de page au Deuxième Sexe[4]. Cependant, sa grille de lecture est plus strictement marxiste que dans son essai de 1949. Le chapitre se termine sur la condition des enfants, filles et garçons. Nous avons là une manifestation de la « longue marche vers le féminisme militant » de Beauvoir.
Le résultat final est un essai épais, intéressant pour qui veut connaître la Chine de 1955 et les connaissances de l’époque sur l’histoire chinoise. Le style en est plus lourd que celui de L’Amérique au jour le jour, ce qui rend la lecture ardue. Mais certaines descriptions de monuments et de paysages échappent un peu à la rigueur scientifique et à la bonne volonté partisane. Ainsi, celle de la « Pagode blanche », ou « Dagoba », à Pékin. L’écrivaine explique minutieusement la forme des barques chinoises et le mouvement qui les emporte, avant d’en venir à ce qu’elle visite : manière habile de ménager le suspense ? volonté d’insister sur l’extrême différence avec les barques françaises ? tâtonnements d’une Occidentale en terre d’exotisme ? écho caché de ses lointaines promenades en barque avec Zaza[5] ? Tout cela, sans aucun doute, bien avant que George Lucas ne prenne le terme pour le transformer en « système de Dagobah » dans l’épisode V de sa saga Star Wars (1980). Y vit un sage aux yeux bridés, Yoda, qui, tel un moine bouddhiste, enseigne la maîtrise de soi au jeune Luke Skywalker.
Ce vinyle grand format (33 tours) est protégé par une pochette rouge avec des idéogrammes blancs, sur lesquels surgit la photographie noir et blanc d’une jeune Chinoise. Les différentes pistes du disque nous font entendre les sons du documentaire Derrière la Grande Muraille, de Robert Menegoz[6], sorti en 1958, sans les commentaires dits par l’acteur François Périer[7]. Le film fait partie de l’après-voyage de Simone de Beauvoir. La voyageuse est sollicitée par Menegoz pour écrire le commentaire de son documentaire. L’autrice accepte, mais le résultat ne lui donne aucune satisfaction : « Metteur en scène et producteur changèrent mon texte, le fleurirent : je ne voulus jamais aller l’écouter.[8] » Elle refuse catégoriquement de tomber dans le positivisme à la sauce socialiste, à base de louanges sans nuance aucune. Ce genre d’expérience déceptive est récurrent dans l’existence de Beauvoir de l’après-guerre. Sa renommée - largement associée à celle de Sartre, dans une perspective patriarcale de base - la met en contact avec des réalisateurs qui lui demandent des commentaires et des scénarios. Se tournent-ils vers elle parce que Sartre a refusé, ou, de manière plus vraisemblable, parce qu’elle a publié des récits de voyage ? La mémorialiste ne mentionne pas, lors des demandes de textes pour des documentaires, l’intérêt d’un point de vue spécifiquement féminin.
Beauvoir revient régulièrement, dans ses mémoires, sur la situation politique chinoise, mais avec un regard critique. Son soutien aux gauchistes maoïstes français ne va pas sans réserve, comme elle l’explique dans Tout compte fait (1972). Elle soutient les journaux maoïstes qui sont interdits par le pouvoir gaulliste : La Cause du peuple (sous-titrée « journal communiste révolutionnaire prolétarien »), L’Idiot international. Elle préside l’association « Les Amis de La Cause du Peuple ». Elle va même distribuer ce journal sur les boulevards et être embarquée, ravie, dans le « panier à salade », avec d’autres personnalités, dont Sartre et le cinéaste François Truffaut[9], qui publie une lettre adressée à « Monsieur le Président [du tribunal] », où il rapporte une version identique à celle de Beauvoir :
[…] ma pile de journaux fondait à vue d’œil, et lorsqu’un agent s’est présenté devant nous, j’ai eu le plaisir de lui offrir deux exemplaires de La Cause du peuple qu’il a tenus à la main, ce qui aurait pu éventuellement lui valoir des poursuites. […] l’agent a demandé à Jean-Paul Sartre de le suivre au Commissariat, ce que l’écrivain a fait bien volontiers. Naturellement, je suivais le mouvement ainsi que Simone de Beauvoir, d’autres vendeurs et des promeneurs intrigués.[10]
Truffaut montre, avec une pointe d’humour, l’acharnement policier dans la démocratie pompidolienne, deux ans après Mai 68. Du fait de leur anarchisme de jeunesse et de leur célébrité actuelle, ni Sartre ni Beauvoir ni Truffaut n’ont peur de la police. Beauvoir continue les combats politiques commencés pendant les guerres de décolonisation, lorsqu’elle manifestait et signait des pétitions, en plus d’ouvrir les colonnes des Temps Modernes aux Polonais et aux Tchèques, en lutte contre le pouvoir soviétique.
Beauvoir conclut son tour d’horizon maoïste en termes très mesurés. La femme engagée refuse d’avoir des œillères. Elle ne croit plus aux « lendemains qui chantent » et elle reste à distance des enthousiasmes sans nuances. Mais, plus que tout, elle dédaigne la passivité rassise de sa génération, sans tomber dans le « jeunisme » alors à la mode. Elle préfère l’action et la révolte à une droiture politiquement rigide et correcte et à une mollesse de bon aloi, qui sent fort sa Quatrième République, pourtant défaite en 1958, avec ses jeux de pouvoir sans rapport avec le bien public. L’écrivaine se pose à contre-courant de la bien-pensance de ses pairs de gauche, du côté d’un avenir incertain mais tellement passionnant à voir se mettre en marche. Les suicides évoqués ici sont-ils une référence implicite à celui d’Évelyne Rey[11], proche de Beauvoir ? Il est permis de le penser[12]. Chez Beauvoir, le voyage n’est jamais une parenthèse ; il influence au contraire son existence quotidienne et ses engagements en France.
Notes :
[1] Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 79.
[2] Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Folio, 1999 [1960], p. 416.
[3] Michéle Airault, « L’Emancipazione, giorno per girono », Noi Donne, n°30, 4 Agosto 1957, p. 8-11.
[4] Simone de Beauvoir, La Longue Marche, Paris, Gallimard, 1955, p. 126.
[5] Voir la notice « Parisienne au Luxembourg ».
[6] Robert Menegoz (1926-2013), réalisateur de documentaires, militant du Parti communiste.
[7] François Périer (1919-2002), comédien et acteur.
[8] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Folio, 1998 [1972], p. 100.
[9] François Truffaut (1932-1984), critique de cinéma, réalisateur et acteur.
[10] François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Paris, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2000, p. 359.
[11] Évelyne Rey (1930-1966), comédienne, sœur de Claude Lanzmann, compagnon de Beauvoir.
[12] Cf. Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, p. 180, 182, 184, 185-189.