Féministe au Japon
« Dans le parc, un doux soleil filtre à travers les feuillages et Beauvoir sourit de contentement. »
Tomiko Asabuki, Vingt-huit jours au Japon avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Paris, L’Asiathèque, 1996, p. 73.
La photographie en noir et blanc de « Beauvoir et Sartre aux biches » fait 12,1 x 8,7 cm. Prise dans le parc du temple shintô[1] Kasuga, à Nara, au sud-est du Japon, elle fait partie du cahier central du livre de souvenirs de Tomiko Asabuki, Vingt-huit jours au Japon avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir[2]. C’est Tomiko Asabuki, guide et traductrice des philosophes pendant leur séjour au Japon[3], qui a pris cette photographie. L’écrivaine est vue de trois quarts dos, visage souriant tourné vers la droite. Elle porte un turban bicolore (blanc et une couleur plus sombre), un chemisier blanc, une jupe plissée gris clair à ceinture, des bas sombres et on aperçoit les chaussures blanches à bouts carrés qu’elle porte sur une autre photographie. Sartre est légèrement avant elle, en train de caresser la tête d’une biche. Le couple est entouré de deux autres biches, qui regardent Sartre, sur fond de parc ombragé. De larges taches de lumière trouent les arbres, façonnant une image de type impressionniste. Cependant, l’attitude debout de Beauvoir interdit une interprétation romantique facile. Au contraire, la photographe a capté la mobilité de la voyageuse, prête à continuer sa route, arrêtée un instant pour sourire à sa nouvelle amie. Cette photographie est très étonnante pour qui connaît son peu d’attirance pour les animaux, ainsi que son goût prononcé pour les corridas. Remarquons cependant qu’elle est tournée vers sa guide et ne prête aucune attention aux biches.
Avant même son voyage, l’autobiographe avait évoqué le Japon. Ainsi, les « […] innombrables Japonais qui vendaient alors aux carrefours des éventails et des lanternes en papier[4] », lui faisaient peur, lorsqu’elle était petite fille, pendant la Première Guerre mondiale. Simone est rassurée : ce sont les « boches » qui combattent contre la mère-patrie, non le Japon, allié à la Grande-Bretagne. Plus tard, le couple qu’elle forme avec Sartre a failli subir un éloignement géographique important, puisque le jeune agrégatif avait demandé un poste de lecteur au Japon, en 1931. Il ne l’obtint pas, étant nommé professeur de philosophie au Havre et Beauvoir partant à Marseille, puis à Rouen. En 1966, elle s'attache à se montrer studieuse et curieuse lors des « voyages officiels ». Ainsi, pour sa traversée du Japon, elle se renseigne avec précision. La préparation au voyage est livresque avant tout. Beauvoir appartient à une génération pour laquelle le document papier prime sur les informations radiophoniques, cinématographiques, puis télévisuelles. Elle est toujours aussi goulue de savoirs : rien ne doit échapper à l’ancienne bonne élève du cours Désir, à l’étudiante appliquée qui se plongeait dans les livres pour échapper à la « prison » familiale.
Quelques verres de whisky (enfin, un, selon ses dires), et un atterrissage/décollage à Anchorage plus tard, Beauvoir pose le pied au Japon, où la foule les attend. Beauvoir et Sartre, plus forts que les Beatles, Elizabeth Taylor-Richard Burton, Brigitte Bardot ou Elvis Presley ? Le prestige du couple d’intellectuels est à son sommet, surtout auprès des jeunes, public cible des politiques et avenir du pays, après la très forte saignée de la Seconde Guerre mondiale. Un cliché a longtemps voulu que nous reconnaissions les touristes japonais à leur obsession de tout photographier. Cette habitude est notée par Beauvoir, surtout chez les adolescent·e·s : « […] ils avaient tous, si jeunes fussent-ils, des appareils photos et ils n’arrêtaient pas de prendre des photos. »[5] Cet agacement conduit à remarquer que le voyage selon Beauvoir est une véritable contemplation. Il n'est pas obstrué par le viseur de l'appareil photographique, et la transmission se fait par le biais de l’écrit (correspondance, journaux intimes, puis récits de voyage).
Tout comme à Cuba, à Copacabana, à New York, à Rome, l’artificialité des lumières la séduit. Les couleurs crépitent et toutes les nuances des néons sont décrites par la mémorialiste. Comme pendant son adolescence et la découverte de l’univers des bars et des maisons closes, elle aime s’encanailler, avec Tomiko Asabuki et Sartre. Il s’agit plus de voir et d’entendre le son de la langue japonaise que de comprendre ce qui se dit. Beauvoir ne parle ni ne suit les conversations en japonais, mais elle peut décoder ce qui se passe sous ses yeux. Le Japon est un des seuls pays dont Beauvoir parle avec chaleur après son retour. Elle est ravie de revoir sa guide, Tomiko Asabuki, et elle va voir des films japonais. Cette allégresse a été sentie par les journalistes, qui louent l’écrivaine sur sa manière de raconter le Japon. Ainsi, Christiane Baroche, dans son article « L’optimisme de Beauvoir », paru dans La Quinzaine Littéraire en septembre 1972 : « […] le voyage au Japon est un petit modèle du genre - détaillé, engageant, à s’y rendre sur l’heure – celui d’U.R.S.S. est une resucée, et pas de la meilleure venue. »[6] L’enthousiasme de Beauvoir au Japon conquiert les suffrages de son public.
Ce qui est aujourd’hui courant pour le public occidental était encore méconnu en 1966. La mémorialiste prend soin de décrire l’agencement géométrique, tout en contraste noir et blanc, des jardins zens. Elle souligne l’effet recherché, à savoir une vue partielle, comme dans l’art optique. Ses analyses renvoient d’abord à l’univers viatique, maritime et montagnard, toujours en mouvement. Elles touchent ensuite l’univers philosophique, avec un clin d’œil à l’essai de Sartre L’Être et le néant[7]. L’autrice clôt le paragraphe par un retour à une vision basique. Après les nuées (de l’avion et de la philosophie existentialiste), retour à la terre sablonneuse. Chez Beauvoir, le goût des jardins est prononcé. Elle apprécie autant l’agencement du jardin d’amis russes (« un jardin fleuri de tulipes descendait jusqu’au bord d’un lac[8] ») que celui des jardins au Japon. Beauvoir apprécie autant l’agencement faussement naturel que la domestication de la nature. En ce qui concerne le paysage urbain, Beauvoir évoque, à Tokyo : « le district de Shinjuku, qui évoque à la fois Saint-Germain-des-Prés et le quartier Latin.[9] »
Même si Beauvoir n’est pas ici encadrée par un parti, elle n’hésite pas à faire état de sa conscience politique pendant sa visite. La féministe souligne la minimisation d’un immense événement historique, alors que ses lecteurs ont forcément vu les images de la ville dans Hiroshima mon amour (d’Alain Resnais sur un scénario de Marguerite Duras, 1959). Elle souligne la violence des Américains, englués dans une vision militariste à court terme et dangereuse[10]: réarmer le Japon avec le nucléaire - et des bases nord-américaines - signifie menacer la Chine maoïste, le Vietnam et la Corée communistes, dans une spirale de recommencement des invasions du Japon impérial de la première moitié du XXe siècle. La voyageuse constate et rapporte au lectorat français l’antimilitarisme et les forces vives antinucléaires présentes au Japon. Depuis le XXIe siècle, constatons l’acuité beauvoirienne, relevant un problème politique profond, qui dépasse, au final, l’anticommunisme primaire et la situation de Guerre froide de son époque.
La photographie de la visite à Hiroshima fait 8 x 11 cm. Elle est en noir et blanc et figure dans l’album Simone de Beauvoir et le cours du monde, publié en 1978[11]. Elle est référencée comme prise par Matsuka/Sanyo Shinbun : aucun de ces deux noms ne figure dans Tout compte fait. Beauvoir est présente au deuxième plan, à droite de la photo. Vêtue comme sur la photo aux biches, elle est tournée vers une femme un peu plus grande qu’elle et qui doit être en train de lui expliquer un point précis, car elle a les mains écartées. Tomiko Asabuki et Sartre sont au premier blanc, elle en blanc, lui en noir, son œil valide tourné vers la/le photographe. Deux Japonaises se tiennent derrière Beauvoir et son accompagnatrice - dont elle ne parle pas dans ses mémoires. Nous apercevons, sur le bord droit, la tête d’un homme et le début de son buste, revêtu d’un costume (veste et cravate noire, chemise blanche). Serait-ce « M. Tanabé », « responsable de la Fondation » ? À l’arrière-plan, derrière une haie, se dressent un immeuble moderne (à l’extrême-droite, perdu dans une brume légère) et ce que Beauvoir nomme « Fondation ». C’est le Mémorial de la Paix d'Hiroshima, appelé aussi Dôme de Genbaku, seul monument à avoir survécu au souffle nucléaire. Cet édifice est classé par l’UNESCO dans la liste du patrimoine mondial. La photographie illustre l’intérêt de Beauvoir pour l’histoire du pays où elle se trouve, son engagement résolument antimilitariste, ainsi que son goût pour un accompagnement local.
Notes :
[1] Le shintoïsme, religion vénérant les forces de la nature, est une croyance animiste et chamaniste qui se fonde sur le respect des divinités, les kami. » Source : https://www.vivrelejapon.com/a-savoir/comprendre-le-japon/le-shinto Page consultée le 18 avril 2019.
[2] Tomiko Asabuki, Vingt-huit jours au Japon avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Paris, L’Asiathèque, 1996.
[3] Tomiko Asabuki (1917-2005) est écrivaine et traductrice.
[4] Simone Beauvoir de, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958], p. 37-38.
[5] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Folio, 1998 [1972], p. 372.
[6] Christiane Baroche, « L’optimisme de Beauvoir », La Quinzaine Littéraire, 16-30 septembre 1972, n° 148, p. 8.
[7] Paru en 1943.
[8] Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, Paris, Folio, 1999 [1963], p.481.
[9] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 356.
[10] Edward Luttwak, Le Rêve américain en danger, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 73-75.
[11] Janine Niepce, Simone de Beauvoir et le cours du monde, Paris, Klincksieck, 1978, p. 90.