Flâneuse à Rome

« L'amant idéal, dans les représentations collectives, est aujourd'hui italien plutôt que français »

Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 261.

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Beauvoir à Rome. © Collection Sylvie Le Bon de Beauvoir. Photo Frédéric Hanoteau/© Editions Gallimard.

La photo, en noir et blanc, fait 11 x 7 cm. C’est un instantané qui provient de la collection de Sylvie Le Bon de Beauvoir, fille adoptive de Beauvoir. Elle a été prise en août 1970, à la terrasse du Caffè Domiziano, sis place Navone, face à la fontaine des Quatre Fleuves du Bernin. Il n’y a pas de nom de photographe ni d’agence. Attablés, Beauvoir et Sartre encadrent Sylvie Le Bon. À l’arrière-plan, séparés par une grille, d’autres consommateurs sont en terrasse d’un autre restaurant. Sartre lit un journal italien, Sylvie Le Bon un document. Beauvoir est en train de boire un verre (de Chianti ? de Valpolicella ?). Devant elle se trouve la corbeille avec les petits pains ronds que les Italiens concèdent aux étrangers, eux ne consommant pas de pain tel que nous le connaissons. Quelques feuillets sont posés devant Beauvoir, sans doute des brouillons, lus par Sylvie Le Bon. Le dos de Beauvoir est bien droit et ne s’appuie pas sur le dossier de sa chaise de bois, dans la posture de la bourgeoise bien élevée. De même, sa main gauche est légèrement crispée tandis qu’elle boit de sa main droite. Attend-t-elle l’opinion de Sylvie Le Bon sur ses écrits ? Beauvoir porte un turban et une robe fleurie, à fond noir. Le geste de détente de l’écrivaine, buvant un verre après avoir travaillé, est contredit par sa raideur corporelle. Son corps envoie des signaux contradictoires au public, témoin d’une scène de famille banale, mais vécue par des écrivains célèbres, travaillant jusque dans le pays du farniente ?

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Folio, 1998 [1972], p. 294-295.

Être en Italie, c’est venir dans sa seconde patrie, dans son chez-soi-de-l’ailleurs. Beauvoir instaure des rituels propres à ce pays : d’abord, ne pas manquer de s’installer quelques semaines à Rome, l’été de préférence, au moment où il fait le plus chaud. La capitale italienne remplace La Grillère et Meyrignac dans le protocole des grandes vacances. Ensuite ou pendant le séjour à Rome, aller à la (re-)découverte des villes et villages qui font la beauté de l’Italie. La journée est désormais rythmée par les repas plus que par les heures de travail. L’écrivaine assouplit sa règle de fer, celle qui la faisait travailler par quarante degrés à l’ombre, son visage devenu « violacé »[1]. La temporalité est différente de celle des voyages de l’avant-guerre et des années cinquante. Beauvoir prend son temps, elle n’avale plus des kilomètres et des kilomètres de bruyères, de landes, d’églises, de monuments, de musées (encore que…). Elle s’installe dans un au jour le jour confortable. La hausse du niveau de vie ne concerne pas que l’aspect matériel, avec une ventilation moderne. C’est aussi et surtout un bien-être corporel qui induit un délassement intellectuel, sans empêcher de travailler.

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 237-238, 296-297.

À partir des années 1960, Beauvoir se montre volontiers au repos dans ses mémoires. Après avoir expérimenté « l’Ombrie mouillée »[2] dans un parc limousin, Beauvoir s’insère dans le paysage romain, elle « baigne dans Rome »[3]. À d’autres moments, elle sait garder sa distance avec le paysage, qui devient une agréable toile de fond au bien-être. L’intellectuelle ose dire son plaisir de se délasser avec de la littérature populaire - en trois langues cependant. L’italien est la langue étrangère dont les termes parsèment le plus les mémoires, l’allemand prend le relais dans les essais. Beauvoir a un plaisir charnel à mettre en avant la langue de Dante et de Pétrarque. La mémorialiste continue à justifier - les classifications littéraires ayant la vie dure, tout comme les clichés sur les intellectuelles - sa prédilection pour le roman policier à l’italienne. L’italique met en relief le mot inconnu (du lecteur). Beauvoir se retranche derrière sa lassitude physique et généralise ses propos sur le roman policier. La langue dit le passage du temps, comme à l’été 1970 : « […] la place Farnèse avait été décrétée isola pedonale et on pouvait goûter à loisir la beauté des fontaines et du palais.[4] » Le terme étranger, mis en relief par l’italique, place immédiatement le lecteur dans le contexte italien.

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 297-298.

Dans les années 1960 et 1970, Beauvoir est devenue une intellectuelle extrêmement connue, en France comme à l’étranger. Ses prises de position, ses voyages politiques et ceux dus à l’initiative de ses éditeurs et d’écrivains l’ont popularisée, et ses œuvres, rapidement traduites en de très nombreuses langues, l’ont rendue facilement repérable. Beauvoir privilégie le côté agréable d’une telle situation, en insistant sur sa renommée auprès des femmes. Le dialogue, semblable à celui d’un film italien non sous-titré que la mémorialiste mettrait en version française pour la commodité de son public, est rapide, à l’image de la langue italienne. Le rouge de la voiture et de l’habit symbolise la joie qui irradie de la lectrice. Signalons également que la biographie de Beauvoir par Enza Biagini est parue aux éditions « Il Castoro », surnom de Beauvoir depuis ses études à la Sorbonne. L’Italie ne lâche pas Beauvoir et entretient toujours un rapport affectueux avec elle.

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., 1998, p. 297.

Parmi les lieux romains, il en est un, particulièrement chéri de Beauvoir. La place Navone est le point névralgique du triangle du tourisme moderne, avec la Fontaine de Trevi et la place d’Espagne. La Française, logée non loin de la place Navone, n’a que quelques minutes de marche pour y arriver. C’est un lieu-phare des émois et du vécu politique et privé beauvoirien. La hantise de la mort est toujours présente en arrière-plan, depuis son enfance. Elle est associée aux couleurs rouge et noire des premières crises de révolte contre la mort[5]. Le voyage est un moyen de lutter contre cette angoisse profonde, contrebalancée par une immense rage de vivre. Il n’empêche pas la prise de conscience du chemin vers la fin. Le fiacre est encore présent, attraction pour touristes en mal de promenades romantiques au clair de lune, et strate de souvenirs pour Beauvoir. L’autobiographe fait un mélange entre le français et l’italien, francisant « piazza » (place) et écrivant « Navone » en italien (Navona). Elle est coutumière du fait, que ce soit pour l’italien ou pour l’anglais, s’appropriant les langues et les faisant siennes de cette manière.

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 298.

Beauvoir commence par lire des auteurs français, dont des écrivains voyageurs et des auteurs religieux, qui tous font référence à l’Italie. Elle aborde ensuite les auteurs latins au cours de sa scolarité. C’est surtout à partir des années cinquante, lorsqu’elle rencontre les les intellectuelles et intellectuels italiens, que l’écrivaine lit des ouvrages italiens. Elle a des contacts réguliers avec ses confrères et consœurs. Ainsi, quelques noms scandent un des nombreux récits de voyage en Italie. Non seulement Beauvoir fréquente les écrivain·e·s, mais elle écrit pour le numéro d’août 1946 de Il Politecnico, dirigé par l’écrivain Elio Vittorini, dont elle lit Conversations en Sicile[11]. Son article, « Esistenzialismo, l’uomo e la realtà », est suivi de son interview avec Sartre, toujours sur l’existentialisme[12]. Il Politecnico avait publié en janvier de cette même année un article sur Richard Wright, avec des photos de l’écrivain à différents stades de son existence[13]. C’est un autre lien avec les États-Unis qui est ici tissé, une autre préparation aux rencontres que Beauvoir fait en Amérique.

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Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 305, 307, 308.

L’autobiographe garde la mémoire des changements dans un lieu qui lui est familier. Elle note l’entrée dans une nouvelle ère, celle des balbutiements de l’écologie, avec un souci de la pollution automobile dans un lieu très touristique. Le public moderne peut d’ailleurs être surpris de la place autrefois prise par les voitures, juste à côté de monuments artistiques et historiques (la fontaine du Bernin, l’église Sainte-Agnès). Un témoignage de cette époque révolue se trouve dans les films italiens se déroulant à Rome, comme dans Un amore a Roma[14] et dans le troisième épisode du film à sketchs Ieri, oggi e domani[15]. Ces deux films, par ailleurs, traitent des difficultés de l’émancipation féminine. Les combats politiques italiens se déroulent directement sur la place, à l’antique. La loi autorisant le divorce civil est votée en décembre 1970. Beauvoir choisit un sujet d’actualité à portée féministe, puisqu’elle est devenue une militante.

Notes :
[1] Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 13.
[2] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958], p. 175.
[3] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Folio, 1998 [1972], p. 296.
[4] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 307.
[5] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op.cit., p. 192.
[6] Carlo Levi (1902-1975), écrivain, peintre et médecin.
[7] Giancarlo Pajetta (1911-1990), homme politique, résistant.
[8] Mario Alicata (1918-1966), journaliste, scénariste, homme politique.
[9] Rosana Rossanda (née en 1924), écrivaine, traductrice, journaliste, femme politique.
[10] Palmiro Togliatti (1893-1964), homme politique.
[11] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, op. cit., p. 137.
[12] Simone de Beauvoir, « Esistenzialismo, l’uomo e la realtà », Il Politecnico, n° 32, 7 août 1946, p. 32-35.
[13] Anonyme, « Ragazzo negro. Autobiografia di un scrittore americano », Il Politecnico, n° 17, 19 janvier 1946, p. 3.
[14] Film de Dino Risi (1960).
[15] Film de Vittorio de Sica (1963).

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