Française aux Etats-Unis

 « Tout me plaît, les buildings, les bars, les drugstores. »

Brigitte Bladou, Simone de Beauvoir. Le Castor, Paris, SACD, 2018, p. 22.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1998 [1963], p. 173.

Cette fois, c’est le grand départ pour Simone de Beauvoir, après une première expérience en avion en Tunisie et en Algérie, en janvier-février 1946, pour des conférences sur l’existentialisme. La tentative de viol dont elle est l’objet de la part d’un Tunisien ne l’empêche pas d’arpenter le pays : « Le démon de l’aventure m’avait reprise[1]. » Même si elle ne milite pas encore contre le colonialisme, elle est scandalisée de l’attitude raciste d’un chauffeur de train, qui refuse qu’elle paye son billet, alors qu’il refoule les Algériens qui n’ont pas d’argent[2]. Date à marquer d’une pierre blanche, le 17 mai 1946, l’écrivain Philippe Soupault lui a proposé de l’inviter aux États-Unis, pays où il s’est exilé avec sa femme Ré[3], pendant l’Occupation. La jeune femme est plus qu’enthousiaste : « Bien sûr je veux, et j’ai insisté, et je crève d’envie d’y aller […][4]. » L’ancien surréaliste lui trouve des conférences à donner sur le métier d’écrivain et sur l’existentialisme dans les universités féminines américaines[5]. Mais les éléments naturels et la technologie pas encore tout à fait au point se liguent contre Beauvoir, rendant incertain et périlleux son départ pour le pays du jazz, des films noirs et des buildings.

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Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Paris, Folio, 1997 [1948], p. 61-62.

La magie nord-américaine fonctionne huit jours à plein, le temps de se gorger d’images de gratte-ciels, d’images en noir et blanc et en Technicolor, le temps aussi d’écouter les chauffeurs de taxis et leur drôle d’accent, si différent de celui des artistes et écrivaines, écrivains branchés, de visiter le Guggenheim, les supermarchés, l’Empire State Building, et de manger des glaces, de boire du whisky et des Manhattan. Tout culmine dans une vision aérienne, propre à la démesure new-yorkaise : « […] je m’émerveille de la beauté des grandes avenues sous le ciel peint au néon[6]. » L’artificialité du paysage urbain est fortement goûtée par l’Européenne, peu habituée à un tel déferlement de lumières. Mais, sous l’ébahissement des pupilles dilatées par l’enchantement de coutumes exotiques, pointe le malaise, celui de se trouver en plein cœur de la ségrégation, dans un pays qui n’aime pas les communistes, qui instaure le sourire obligatoire et se gorge de plats aussi surabondants que les mètres de soie et de plumes dont se couvrent les femmes. La politique est évidemment partout, en ce début de guerre froide. Beauvoir sort de son contexte français et européen pour plonger dans la binarité manichéenne nord-américaine. Les États-Unis sont soutenus par l’orgueil d’avoir gagné le second conflit mondial et de pourvoir à la subsistance de ses alliés et de ses anciens ennemis, via l’UNRRA (bientôt appelé Plan Marshall). L’écrivaine est écœurée par la bonne conscience des gens cultivés et par leur anticommunisme primaire, qui passe par l’adhésion aux mesures antidémocratiques du gouvernement. La « chasse aux sorcières[7] » n’est pas loin. L’enchantement se mue en magie noire.

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Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre. II., Paris, Gallimard, 1990, p. 325.

L’Amérique, c’est aussi, heureusement, le face-à-face avec une mythologie moins urbaine. Simone, main dans la main avec son nouvel amoureux Nelson Algren, écrivain de Chicago, découvre avec bonheur les grands espaces qu’elle a vus et revus dans Les Rapaces (Erich von Stroheim, 1924) et La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939), qu’elle reverra dans Le Trésor de la Sierra Madre (John Huston, 1949), L’Homme des vallées perdues (Georges Stevens, 1953) et autre Train sifflera trois fois (Fred Zinnemann, 1953). Les couleurs jaune et blanc s’entrechoquent pour éblouir les yeux de son lectorat et le faire goûter immédiatement aux splendeurs du Sud. Beauvoir grade sa description, telle une cinéaste en Technicolor : plan large sur l’immensité désertique (jaune et blanc), travelling (le trajet vers le sud), plongée du haut des monts vers les lacs (bleu), les chevaux et leurs gardiens (nuances de brun). Travelling sur la course des animaux humains et non-humains. Traversée de la ville du couple de héros filmée en travelling. Iront-ils se rafraîchir dans un saloon au son d’un piano-bar, dans leur prochaine halte ?

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Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, op. cit., p. 334, 335.

Si Beauvoir dédie L’Amérique au jour le jour à ses ami·e·s Ellen et Richard Wright[8], ce n’est pas par hasard. Non seulement ils lui ont donné envie d’aller voir de plus près les mille et un lieux d’enchantement étatsuniens, mais surtout Richard Wright lui donne des clefs pour comprendre ce pays. Wright l’emmène à plusieurs reprises à Harlem, pour assister à des cérémonies religieuses et pour approfondir ses analyses de la ségrégation. L’essayiste cite à plusieurs reprises Native Son[9] (1940) et Black Boy[10] (1945), pour appuyer ses propos. Son exposé virulent sur la condition des Afroaméricains et des colonisés francophones rejoint les propos anticolonialistes de son roman d’aventure Tous les hommes sont mortels (1946) et de son essai Pour une morale de l’ambiguïté. Ce texte philosophique paraît fin 1947, en même temps qu’un premier extrait de L’Amérique au jour le jour dans la revue Les Temps modernes de décembre. L’écriture de ces deux ouvrages est contemporaine de celle du Deuxième Sexe, commencée en 1946. C’est dans L’Amérique au jour le jour que Beauvoir initie sa théorie des mythes : des normes appliquées à une catégorie de personnes (Noirs, colonisés, Juifs, femmes), variables selon les époques et les pays, et considérées comme immuables par le groupe dominant. Les dominée-e-s doivent s’y soumettre, sous peine de graves problèmes. La Culture est transformée en Nature.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, op. cit., p. 218.

À l’agitation urbaine d’un deuxième séjour aux États-Unis (septembre 1947), succède la lenteur des provinces marquées par la culture française - esclavage inclus : Ohio, Kentucky, Tennessee, Mississippi, Louisiane. Beauvoir s’enfonce dans l’histoire de la première colonisation, celle menée par les Français et les Espagnols. La mention des deux rivières fait écho à la deuxième période de colonisation, celle des Anglais, qui culmine lors de la Guerre de Sécession, l’Ohio séparant les États du Sud (esclavagistes) de ceux du Nord (abolitionnistes). L’écrivaine fait également référence à son dernier roman, paru en 1946 : son héros Fosca, chef de la cité de Carmona (Italie), boit un philtre qui le rend immortel. De son XVe siècle au XXe siècle, Fosca parcourt le monde occidental (Europe et Amériques), essayant de trouver un sens à son existence qu’il traîne plus ou moins péniblement, du fait de son immortalité. L’épisode nord-américain le fait naviguer de Mexico à Montréal, en passant par les États-Unis actuels. La voyageuse touche ici à l’aboutissement d’un désir très fort, en mieux. Elle vit dans les paysages qu’elle a vus sur l’écran et dont elle a entendu parler dans les chansons, ce qui avait suscité son envie de partir aux États-Unis. Pour Beauvoir, la vie n’est pas un songe.

Notes :
[1] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1998 [1963], p. 84.
[2] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, op. cit., p. 89.
[3] Meta Erna Niemeyer (1901-1996), surnommée Ré, mariée à Philippe Soupault (1897-1990), est une : photographe, cinéaste, styliste, traductrice et écrivaine française d'origine allemande.
[4] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, op. cit., p. 123.
[5] Céline Léon, « Conférences de Simone de Beauvoir aux Etats-Unis (28 Janvier-8 Mai 1947) », Simone de Beauvoir Studies, vol. 19, 2002-2003, p. 87-101.
[6] Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Paris, Folio, 1997 [1948], p. 36.
[7] Elle dure de 1950 à 1954.
[8] Ellen Poplar née Poplowitz (1912-2004), agente littéraire, épouse de Richard Wright (1908-1960), écrivain nord-américain.
[9] Le réalisateur français Pierre Chenal en tire un film en 1951. Cf. Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Folio, 1999 [1997], p. 457-458. Cf. aussi Bertrand Tavernier, Voyages à travers le cinéma français, Paris, Gaumont 2018, épisode 7, « Les Méconnus ».
[10] Cf. aussi Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. Tome II, Paris, Folio, 2011 [1949], p. 1119.