Parisienne au Luxembourg

« Ardeur de vie […] joie totale d’exister »

Élisabeth Lacoin, Zaza, 1907-1929 : amie de Simone de Beauvoir, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 134. Lacoin décrit ainsi son amie Beauvoir dans une lettre qu’elle lui adresse le 28 août 1928.

photo 1.jpg

© Collection Sylvie Le Bon de Beauvoir. Photo Frédéric Hanoteau/© Éditions Gallimard

La photographie, en noir et blanc, fait 7 x 11 cm. Elle aurait été prise au Jardin du Luxembourg, selon la légende, par un ou une photographe inconnue, alors que Simone de Beauvoir était âgée de trois ans, en 1911. Le conditionnel est de mise concernant le lieu, même si l’écrivaine parle des pâtés de sable qu’elle faisait au Luxembourg et de sa pelle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée[1]. Les chaises en osier et la table en bois qui se trouvent à l’arrière-plan, à demi-cachées par un buisson, ainsi que le large plateau d’osier rempli d’objets (des linges pour changer la petite fille, des restes du goûter ?), ne correspondent pas à un parc public aux allées impeccablement ratissées et aux chaises en fer parfaitement alignées. Il s’agit plutôt de Meyrignac, une des deux propriétés familiales du Limousin[2]. La fillette catholique (voir la médaille autour de son cou), vêtue d’une courte robe ras-de-cou blanche bouffante à manches courtes et volants superposés, de chaussettes et de chaussures blanches, prend la pose, un seau dans la main droite et une pelle dans la gauche. Sa coiffure est courte et légèrement bouffante, avec un nœud sur le côté gauche. Simone est la représentation de la petite fille modèle de type ségurien : bonne catholique, vêtue de clair comme tous les enfants bourgeois de son époque, sage et aventureuse dans le cadre bien défini d’un jardin, d’un parc public. L’expression de la future féministe est interrogative : se demande-t-elle si elle peut enfin bouger et retourner à son jeu ?

texte 1.png

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958], p. 33, 70-71.

Toute lecture est voyage, mais certaines le sont plus que d’autres. Outre les auteurs et autrices pour la jeunesse, l’enfant se plonge avec délices dans son atlas. Sans surprise, tous ces ouvrages français et étrangers ont un rapport avec le voyage, ce qui est voulu par l’écrivaine. Ainsi, Monsieur Cryptogame, héros du Suisse Töpffer[3], subit des aventures délirantes tout autour du monde, afin d’échapper à sa fiancée Elvire, maigre femme acariâtre, bas-bleu célibataire de plus de trente ans (la vieillesse féminine de l’époque), dans la plus pure tradition misogyne. Le chanoine Schmid[4], auteur allemand, était la référence dans les milieux catholiques pour la littérature enfantine. Ses contes bien-pensants, aux personnages féminins doloristes, influencent le masochisme de Simone. Tout aussi connu au début du XXe siècle est Sans Famille, du Normand Hector Malot[5]. Rémi l’enfant trouvé parcourt la France et l’Angleterre à la recherche de ses origines, avec une nette influence des romans de Dickens. Dans les récits d’aventure des Français Paul d’Ivoi[6] et André Laurie[7], les personnages féminins sont plus positifs et sont moins stéréotypés que chez Jules Verne[8] (où ils sont quasiment absents par ailleurs). Les lumières du théâtre du Châtelet reflètent l’adaptation du Tour du monde en 80 jours de Verne, prolongeant l’émerveillement du dépaysement du roman, pour la petite fille, ravie d’être seule avec son père. Seul l’univers de la Comtesse de Ségur[9] est réellement mixte, à l’exception des Petites Filles modèles, son troisième roman (paru en 1858). Simone sort de son chez-soi en pensée, sans risquer de mauvaises rencontres dans les rues parisiennes.

Citation2.1.png

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 65-66.

Cette première scène au Luxembourg rapportée par l’autobiographe est celle d’une non socialisation. La petite bourgeoise, issue d’un aristocrate bientôt déchu, ne remet pas alors en cause l’essentialisation de la différence de classe. La non mixité est également de règle ; l’écrivaine ne mentionne pas les petits garçons - sauf son cousin, mais il est de la famille. L'interdiction parentale de jouer avec les autres enfants est fondatrice de la personnalité beauvoirienne. La mémorialiste y revient souvent dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, ainsi que dans les autres volumes autobiographiques. Sur le moment, la petite fille tire de ce refus de mélange social une certaine vanité et un sentiment de supériorité. Simone de Beauvoir, fidèle ici à sa méthode de focalisation interne, ne critique pas cette attitude. La nature ultra domestiquée est le symbole d’un espace très nettement genré.

Citation1.3.png

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit, p. 85.

Le jardin du Luxembourg devient le centre giratoire de la nature parisienne de Simone de Beauvoir. Situé près du premier appartement de ses parents, ce jardin est le théâtre de nombreux épisodes-clés de son enfance et de son adolescence. Le Luxembourg est l'espace réservé aux sorties familiales, avec ses parents, sa sœur, voire parfois son cousin maternel Jacques Champigneulle. Ainsi, vers huit ans, ce vœu solennel de mariage endogamique est encore courant au début du XXe siècle. Il est promu par la littérature de jeunesse, tel le roman Mon Oncle et mon Curé[10], lu par Beauvoir[11]. La petite fille est également influencée par le modèle ségurien du couple enfantin Sophie de Réan-Paul d’Aubert. L’affection des deux cousins dans Les Malheurs de Sophie[12] semble annoncer un mariage à leur âge adulte. Beauvoir rappelle sa très vive déception lorsqu’elle a lu à la fin des Vacances l’annonce du mariage de Sophie avec Jean de Rugès, avec lequel Sophie n’a aucun lien du sang[13]. À huit ans, la petite Simone s’accroche à un modèle conjugal ancien, réactivé par certaines de ses lectures. Le lieu symbolique du Luxembourg est choisi pour faire éclater l’espace, par la présentation d’une séance d’équitation ludique et aristocratique, qui propulse l’enfant dans le lointain de son âge adulte, vers d’autres lieux - dont l’Italie, le pays type des voyages de noce.

Citation1.4.png

Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, Paris, Gallimard, 2008, p. 696.

Dans Paris, la nature est circonscrite à des lieux bien précis : les parcs et les jardins, mais aussi les bords de Seine. À la fin de l’adolescence, les longues promenades de Simone de Beauvoir se font le long du fleuve, en solitaire ou en compagnie de sa meilleure amie Élisabeth Lacoin, dite Zaza (appelée Mabille dans les mémoires), de sa sœur et de Maurice Merleau-Ponty (appelé Pradelle dans l’autobiographie), futur philosophe et collaborateur des Temps Modernes, la revue fondée par Beauvoir et Sartre en 1945. L’élément liquide n’est pas central dans l’imaginaire de Beauvoir, le fleuve n’est là que pour accompagner le mouvement méditatif de la promeneuse. Ce type de promenade de Beauvoir est toujours situé dans des moments où la conscience du temps est forte, et où l’exaltation de la jeune fille est exacerbée, comme en témoigne ce passage des Cahiers de jeunesse.

Citation1.5.png

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit, p. 273.

Un même espace, celui du parc du Luxembourg, est le témoin des changements de mentalité de la jeune fille, de sa libération intérieure, en attendant sa libération physique. La lecture, qui pourrait symboliser l’enfermement sur soi d’une jeune fille modèle, bientôt grande figure intellectuelle, est le prétexte d’une socialisation transclasse. Beauvoir renie la figure sexiste du bas-bleu que lui impose son père, furieux que sa déchéance monétaire, donc sociale, s’incarne dans sa fille aînée. Simone se dresse contre le cadre étouffant dessiné par son géniteur. Elle se rapproche des autres, d'où l'impression de fouler aux pieds d’anciennes interdictions, dans une image de la petite fille rageuse qu’elle a été, lorsqu’elle hurlait sa colère de devoir arrêter de faire ses pâtés de sable dans ce même Luxembourg.

Citation1.6.png

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Folio, 1999 [1960], p. 484.

Le Luxembourg récupère brièvement les caractéristiques d'une nature « naturelle », avec oiseaux, lors de la « drôle de guerre », en 1939-1940. La situation historique est particulière, où l'abandon d'une partie de la population (masculine) fait de Paris « presque un village ». Le retour à la nature du jardin serait-il dû à la présence majoritaire de femmes, en un raccourci essentialisant, qui oppose la nature/présence des femmes en grand nombre à la présence des hommes/nature socialisée ? Ici, les hommes sont déshumanisés, réduits à des « voix » en parallèle avec les hiboux : deux types d’oiseaux nocturnes ? Dans la suite de ses mémoires, le Luxembourg n’est plus cité. L’écrivaine a définitivement quitté le jardin des voyages d’enfance. 

Notes :
[1] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958], p. 10, 19.
[2] C’est ainsi que Sylvie Le Bon de Beauvoir, héritière de Simone de Beauvoir, présente cette photo dans l’album Beauvoir de la Pléiade.
[3] Rodolphe Töpffer (1799-1846), dessinateur suisse, considéré comme l’inventeur de la bande dessinée.
[4] Chanoine Schmid (1768-1854), auteur allemand.
[5] Hector Malot (1830-1907), romancier français. Sans Famille parait en 1878.
[6] Paul d’Ivoi (1856-1915), pseudonyme de Paul Deleutre, romancier français.
[7] André Laurie (1844-1909), pseudonyme de Paschal Grousset, romancier français.
[8] Jules Verne (1828-1905), romancier français
[9] Comtesse de Ségur (1799-1874), née Sophie Rostopchine, romancière française d’origine russe.
[10] Roman de Jean de La Brète, pseudonyme d'Alice Cherbonnel, paru en 1889.
[11] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 122.
[12] Paru en 1858, avant Les Petites Filles modèles.
[13] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 146.

Parisienne au Luxembourg