Écrivaine en Italie

« Le jour où j’ai connu l’Italie a commencé ma grande infidélité française. »

Jean-Richard Bloch, La Nuit kurde, Paris, Gallimard, 1925, p. 11. Livre lu par Beauvoir, cf. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 313.

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Simone de Beauvoir, 1956/1957. © Collection Tiphaine Martin/ D.R.

La photographie, en noir et blanc, fait 18,5 x 22,5 cm. Achetée sur le site Delcampe, elle ne comporte aucune indication de photographe ou d’agence. Le vendeur, contacté, n’a pas répondu à nos demandes d’explication. La légende, tapée à la machine à écrire, mentionne : « Librairie française à Turin. Simone de Beauvoir ». Cette photographie n’a jamais été publiée en volume, elle est inédite. Sylvie Le Bon de Beauvoir, héritière de Simone de Beauvoir, nous indique qu’elle doit dater d’octobre 1956 ou 1957, à Milan. La photo est surexposée, dans son état actuel. Beauvoir s’y détache sur un fond noir, à peine éclairé par un lampadaire ou une fenêtre, dans le fond gauche. Elle est cadrée à mi-corps, en plan buste. Face à l’objectif, elle tourne très légèrement la tête vers la droite. Devant son bras gauche, un coin de fourrure blanche mouchetée, appartient au manteau d’une autre femme. Beauvoir a ses cheveux noirs tirés en arrière, ce qui dégage ses oreilles, son front et fait ressortir l’ovale et la blancheur de son visage. Ses traits se dessinent nettement, à la manière des madones de Botticelli et de Raphaël. L’expression est sérieuse. Le manteau noir en fourrure d’astrakan est entrouvert, laissant apercevoir une veste de tailleur gris à larges mailles, fermée par deux gros boutons lisses, type Chanel ou Dior de ces années-ci. En-dessous se devine un chemisier rayé. Ou est-ce un foulard ? Beauvoir tient un papier dans la main, peut-être un autographe pour la personne en manteau de fourrure. Nous voyons l’anneau d’argent donné par Nelson Algren à son majeur. Beauvoir est désormais une célébrité, vêtue comme la bourgeoise qu’elle est.

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Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958], p. 173, 175-176.

Beauvoir a appris l’italien, ainsi que l’anglais, avec Zaza[1]. Dans La Force de l'âge, l’écrivaine reconnaît l'ascendant de son amie : « Voyager : ç’avait toujours été un de mes désirs les plus brûlants. Avec quelle nostalgie, jadis, j’avais écouté Zaza quand elle était revenue d’Italie ![2] » À celle qui rêve alors de s’évader de la sphère familiale, Zaza raconte ses voyages en Italie au printemps 1922 :

 […] elle me parla des monuments, des statues, des tableaux qu’elle avait aimés ; j’enviai les joies qu’elle avait goûtées dans un pays légendaire, et je regardai avec respect la tête noire qui enfermait de si belles images[3].

Les « belles images » (titre du roman de Beauvoir, paru en 1966) d’un lieu nimbé de mythes vagabondent dans sa tête et provoquent une des expériences mystiques rapportées par l’autobiographe, alors qu’elle se trouve en Limousin. Le souvenir des tours italiques de sa meilleure amie l’impressionne à tel point qu’elle le relie à sa lecture de saint François (Assise est en Ombrie, au centre de l’Italie). À l’époque de la citation, Beauvoir n’est pas encore athée, mais elle s’est détachée des pratiques catholiques et commence à penser hors des dogmes religieux. Elle éprouve alors un sentiment de fort solitude. Le mysticisme lui permet de se détacher des « bigotes » du Cours Désir et du cercle de famille, et de rejoindre l’universel : l’ensemble des êtres terrestres, les paysages infinis. Mers et déserts se rejoignent, comme plus tard en Lituanie. Beauvoir oscillera toujours entre son amour profond des humains, associés à son besoin de vie citadine, et ses instants de repos charnellement heureux dans la nature, dénuée de présence animale et humaine. Plus tard, fouler le sol transalpin, ce sera se mettre à la place de Zaza, mais aussi accomplir le voyage que les deux adolescentes auraient dû faire ensemble.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 148-149.

Lors de cette randonnée dans les Alpes italiennes en 1946, l’atmosphère sombre est due, non à une attitude inhospitalière des hôtes, mais à la mauvaise prononciation de la voyageuse. Le cas exposé ici, qui met en scène une tragédie familiale, prouve que le conflit mondial a tracé une frontière linguistique entre les peuples. Beauvoir a sans doute lu les articles de Robert Mouchet intitulés « Dans le maquis italien », parus en février-mars 1945[4], dans Volontés de ceux de la Résistance, journal qu’elle cite comme une de ses lectures dans La Force des choses[5]. Presque vingt ans après les faits, la mémorialiste se place comme un voyageur et non comme une voyageuse. Elle ne rapporte aucune question de ses hôtes sur le fait qu’elle voyage seule, par exemple, alors que dans les pays méditerranéens (France, Italie, Espagne), il est impensable pour une femme de ne pas être accompagnée d’un homme lors d’une sortie hors du domicile. Elle ne fait pas non plus état, comme dans le reste de ses récits de voyage, de fatigue ou de gêne particulière due à ses règles.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 10.

Sur un mode plus joyeux, au tout début de sa relation avec Claude Lanzmann, journaliste et futur cinéaste, Beauvoir est au cœur d’un tourbillon d’émotions lors de son départ en Italie au début de l'été 1952. Le trouble profond où l’a jetée le fait d’avoir « retrouvé un corps » a des conséquences sur sa conduite, du moins jusqu’à ce qu’elle retrouve Sartre, garant de la maîtrise de soi. Mais ce n’est pas uniquement de la nostalgie qui la fait rester dans sa bulle voluptueuse, c’est aussi que cette aventure est promise à une suite. Beauvoir ne la vit pas comme le déchirement qu’elle a expérimenté avec Sartre puis avec Algren. Pas de « tunique empoisonnée »[6] à présent. En revanche, en retrouvant son compagnon « nécessaire », elle devient semblable à cette princesse de conte, qui « peut se réveiller avec déplaisir, elle peut ne pas reconnaître en celui qui l'éveille un Prince Charmant, elle peut ne pas sourire.[7] » Sartre endosse ce rôle ingrat. Heureusement, de nouvelles découvertes les attendent.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, op. cit., p. 113.

Les séjours en Italie deviennent des pauses. Il n’y a plus de continuité entre sa vie à Paris et sa vie à l’étranger. En 1956, de retour en France après un été italien, elle est confrontée à ses compatriotes. Contrairement à l’épisode de la station de ski, Simone de Beauvoir ne peut incriminer une classe sociale, le consensus sur le pire est établi. Pourtant, le paysage sur la route du retour était aux couleurs françaises (bleu du ciel, rouge de la terre, blancheur de la neige), couleurs aussi de l’enfance, en Limousin.

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Simone de Beauvoir, La Force des choses. II, op. cit., p. 200.

La plupart du temps, la conjoncture politique en Italie est favorable à Beauvoir. Elle ne cesse de louer la politique souple du PCI (Parti communiste italien), à l’inverse de la rigidité du PCF (Parti communiste français). Cependant, il lui est impossible de profiter pleinement de la beauté des villes, du moins pendant un certain temps, car la guerre d’Algérie envahit l’esprit de la voyageuse. La situation politique française est trop préoccupante pour se laisser aller au bien-être romain. Soulignons que le nom de la rue romaine où se trouve le couple n’est pas indiqué de manière anodine. Bien évidemment, il s’agit pour la mémorialiste de situer le bar dans l’espace de l’Urbs, de désigner un espace dans le temps des vacances, et de faire sonner aux oreilles du public un nom italien, mais pas uniquement. Comme très souvent, les noms sont signifiants en eux-mêmes. Francesco Crispi[8], après un passé de gauche, devint le porte-parole de la politique coloniale italienne de la fin du XIXe siècle. L’entourage de Beauvoir (et le lecteur qui connaît parfaitement l’histoire italienne) accédant ainsi à l’actualité de la décolonisation. Sartre et Beauvoir sont en train de boire un whisky, la guerre peut s’incarner de manière alimentaire, comme une - mauvaise - boisson. Simone ne ressent pas seulement la guerre dans son « cœur », mais aussi dans son corps.

Notes :
[1] Élisabeth Lacoin (1907-1929), meilleure amie de Beauvoir, rencontrée au Cours Désir en octobre 1917.
[2] Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Folio, 1999 [1960], p. 96.
[3] Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Folio, 1999 [1958]., p. 155.
[4] Robert Mouchet, « Dans le maquis italien », Volontés de ceux de la Résistance, n° 11, mercredi 7 février 1945, p. 4; Robert Mouchet, « Dans le maquis italien », Volontés de ceux de la Résistance, n° 13, mercredi 21 février 1945, p. 2 ; Robert Mouchet, « Dans le maquis italien », Volontés de ceux de la Résistance, n° 14, mercredi 28 février 1945, p. 2 ; Robert Mouchet, « Dans le maquis italien », Volontés de ceux de la Résistance, n° 15, mercredi 7 mars 1945, p. 3 ; Robert Mouchet, « Dans le maquis italien », Volontés de ceux de la Résistance, n° 16, mercredi 14 mars 1945, p. 4.
[5] Simone de Beauvoir, La Force des choses. I, Paris, Folio, 1999 [1963], p. 48.
[6] Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 76. Référence au mythe de Déjanire, femme d’Heraklès : le centaure Nessos, n’ayant pu la violer, lui offre une tunique pour son mari, qu’il prétend être couverte d’un philtre d’amour. En fait, il s’agit de poison. Heraklès ayant été infidèle, Déjanire lui fait revêtir la tunique. Heraklès en meurt et Déjanire se suicide.
[7] Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. I, Paris, Folio, 2011 [1999], p. 418.
[8] Francesco Crispi (1819-1901), avocat, partisan de l’unité italienne, homme politique.