Marcheuse en Provence
« Ensemble nous avons fait des promenades inoubliables. »
Hélène de Beauvoir, Souvenirs, Paris, Séguier, 1987, p. 104.
La carte retrace l’ensemble des séjours beauvoiriens en Provence, entre 1931 (février) et 1979 (août). Une cinquantaine d’années de parcours urbains et montagnards, du nord au sud et de l’est à l’ouest de la région, vigoureusement arpentés par Simone de Beauvoir à différentes époques de son existence. Le hasard de la contrainte scolaire la fait arriver à Marseille en 1931, pour y être enseignante de philosophie au lycée Montgrand. Séparée de ses habitudes et de ses proches, elle doit apprendre à vivre véritablement seule, ce qui ne lui est jamais arrivé, même lorsqu’elle a emménagé dans la chambre de la pension parisienne tenue par sa grand-mère paternelle. La séparation avec le noyau parental a été une étape importante de son émancipation, il lui reste maintenant à se débrouiller sans ses ami·es et à être très loin géographiquement de son nouveau compagnon, Jean-Paul Sartre. Énergiquement, Beauvoir décide que la randonnée et les circuits de plus de quarante kilomètres par jour seront ses auxiliaires contre la dépression et la frustration sexuelle qui la guettent alors. Elle refuse le statut de victime, pour reprendre sa vie en main. De même, c’est sous le soleil de Bormes-les-Mimosas, puis sous la pluie de Collobrières, qu’elle sort de son « marasme » en 1937[1], suite à une opération aux poumons, conséquence de l’expérience malheureuse du trio amoureux, entre son ancienne élève Olga Kosakiewicz, Jean-Paul Sartre et elle-même. En août 1941, Grasse est le témoin de la tentative sans suite de faire d’André Gide un résistant, membre du groupe Socialisme et Liberté, tout juste fondé par Sartre. Il en est de même à Saint-Jean-Cap-Ferrat, où habite André Malraux. L’après-guerre est l’occasion d’approfondir le côté Cannes-Vence-Menton, entre paysages parcourus en voiture et visites régulières à la Fondation Maeght.
La découverte de la Provence survient en février 1931, alors que Beauvoir voyage avec un ami de Jean-Paul Sartre, Pierre Guille. La jeune femme vit ce premier parcours en France (Bourgogne, Lyonnais, Provence) comme une étape importante. Elle est sans chaperon avec un homme auquel ne la relie aucun lien familial. Elle sort des itinéraires sans surprises de ses vacances en Limousin, avec ses parents, dans les propriétés familiales (côté paternel) de La Grillère et de Meyrignac. Le terme « révélation » est à prendre dans son sens de prise de conscience soudaine et irrévocable. L’écrivaine imprime ce terme dans ses souvenirs, lors de son arrivée à Marseille, en octobre 1931, pour parler des paysages urbains et montagnards qui surgissent à son approche et qui « allaient se révéler à moi et me révéler à moi-même[2]. » Les expressions « tournant absolument neuf » et « coup de foudre » sont également utilisés[3]. Beauvoir fait éclater le carcan familial par des termes forts. En février, il s’agit de prendre contact avec une terre inconnue, à laquelle elle adhère de tout son être, au sens propre du terme. Besoin de soleil, de nouveauté, de différence radicale avec le trop connu Limousin (d’arbres dans cette nature-ci), d’odeurs. L’écrivaine renvoie à ses Mémoires d’une jeune fille rangée, dans un réseau narratif aux mailles serrées. Elle trace une continuité dans sa volonté primitive de tout voir du monde entier par elle-même, sans manquer aucun détail. La Provence est la première étape de la libération solitaire de Beauvoir, où celle-ci la transforme en voyageuse.
L’autrice évoque sa voracité à avaler des kilomètres par jour, lors de cette année scolaire 1931-1932. Le terme promenade résonne drôlement, en oxymore avec son sens premier de trajet de courte durée et sans aucune difficulté. Au contraire, le corps beauvoirien est souvent contraint par les aspérités du paysage (maritime et montagnard) et celles des plantes méditerranéennes. Les phrases s’allongent pour dire le désir d’être partout au sein de ces nouveaux lieux. C’est aussi pour marquer la prise de possession par Beauvoir de la Provence. La randonneuse doit faire sienne la région où elle est contrainte d’habiter. Elle refuse de subir passivement ce qu’elle n’a pas choisi (le lycée de Marseille, loin de son Paris natal). Surtout, elle réalise son rêve d’enfant de plonger dans son atlas et de le vivre. Sa passion pour l’univers est charnelle : elle voit et elle touche les noms des lieux. La mémorialiste souligne par l’adverbe « jamais » que la marche à très haute dose et sa curiosité sont consubstantielles à sa personnalité. La tiédeur et le renoncement ne font pas partie de son existence.
Simone de Beauvoir vit son existence en rejetant les angoisses inutiles. Seule la peur de la mort la tenaille depuis son adolescence, ce qui la pousse à mordre à pleines dents dans l’univers et à le parcourir sans relâche. L’individualisme de sa jeunesse la préserve d’une relégation au foyer une fois son travail de professeure de philosophie achevé au lycée Montgrand de Marseille, pendant cette année scolaire 1931-1932. Il l’empêche également de se réfugier dans un groupe de randonneurs et de randonneuses, sous la houlette d’un chef bienveillant, qui la protègerait d’autres hommes moins amicaux (pour autant que ce chef ne soit pas lui-même un harceleur). Pour autant, Beauvoir ne vit pas sa manière de voyager comme audacieuse. Elle ne milite pas en randonnant seule en faveur d’un voyage spécifiquement féministe, c’est-à-dire libéré de toute contrainte patriarcale, à égalité avec les hommes. C’est sa pratique viatique, vécue semaine après semaine, année après année, qui aboutit, entre autres, à une analyse du harcèlement sexuel dans l’espace public, lui-même conclu par un plaidoyer en faveur de l’absorption du monde par tous et toutes : « […] de telles expériences ont une incalculable portée : c'est alors que l'individu dans l'ivresse de la liberté et de la découverte apprend à regarder la terre entière comme son fief[4]. » L’égocentrisme beauvoirien aboutit à l’universalisme, sa manière de voyager peut-être un modèle pour les femmes autant que pour les hommes.
Lorsque Beauvoir décrit son existence à son nouveau compagnon nord-américain, le 14 avril 1948, elle évoque naturellement sa passion pour la Provence. Cette première écriture autobiographique sert à l’écrivaine lors de la rédaction de La Force de l’âge (1960), où elle reprend les mêmes éléments, à destination d’un vaste public : odeurs fortes de la végétation, attachement passionné à cette région, randonnées cathartiques. Celles-ci lui permettent d’user sa frustration sexuelle et de la couper de ses habitudes. C’est un autre aspect de sa libération personnelle qu’elle analyse non comme celle d’une femme se dégageant des cadres de la société patriarcale, mais comme celle d’un individu mis en demeure de s’arracher à une situation bourbeuse (le « marasme »). En 1948, elle parle à Algren de l’obligation d’enseigner à Marseille à partir d’octobre 1931[5], loin de ses repères parisiens natals et loin de son nouvel amour (Jean-Paul Sartre), enseignant alors au Havre comme professeur de philosophie, l’aide à se concentrer sur elle-même. La tentation de se perdre dans son couple et de ne rien produire comme œuvre avait été le lot de Beauvoir à Paris (sauf quelques pages d’un roman vite abandonné). Arpenter le moindre recoin provençal lui permet d’aérer son corps, donc son esprit, et de les éloigner des miasmes des fleurs mortuaires qui entourent le cercueil de Zaza, sa meilleure amie, morte tragiquement en novembre 1929, à Paris.
Les années passent, Simone de Beauvoir voyage partout, tout en faisant des haltes régulières en Italie, devenue sa patrie d’adoption, son pays de cœur. Dans les années soixante-dix, sa vieillesse se déclarant et l'état de santé de Sartre se dégradant, les longues pauses se font plutôt dans le midi de la France, dans la zone Cannes-Menton et Avignon-Arles. Le passage du temps est architectural, symbolisé par le bétonnage de la Côte d’Azur, ici à Nice. La loi Littoral n’est pas encore votée[6], les promoteurs immobiliers construisent et détruisent les fronts de mer. Beauvoir préfère se tourner vers l’immuabilité d’une nature qui échapperait à la main humaine. Sans être réactionnaire (le fameux « c’était mieux avant »), elle apprécie de retrouver des traces tangibles de son passé. Sa nostalgie est active : si les rocs ont perdu de leur âpreté, le blanc des cimes est toujours vif. Le regard de Beauvoir n’a rien perdu de son acuité, il capte sans relâche la beauté du monde. L’écrivaine trace un lien entre les différents volumes de ses mémoires par ce verbe (« étinceler »), qui renvoie systématiquement aux paysages de neige et à ses dérivés. Le chatoiement des souvenirs brille, intact, dans le présent.
Simone de Beauvoir apprécie, in fine, de repartir sur ses propres traces provençales. La mémoire ne passe plus que par l’écriture de soi, elle est active et tangible, inscrite dans le corps âgé, en superposition du corps jeune d’autrefois. C’est ce que l’écrivaine nomme « éprouver dans sa propre chair », l’univers. Dans les années soixante-dix, accompagnée de Sartre, Beauvoir se coule avec plaisir dans les retrouvailles avec le connu. Contrairement à ce qui se passe à Nice, rien n’entrave le plaisir d’être en vacances. Il est vrai que Cagnes est un nouveau lieu de villégiature habituelle. Sa découverte date de la fin des années quarante. À l’échelle beauvoirienne, c’est du récent. C’est aussi la seconde grande étape de son emprise personnelle sur le Midi. Sans surprise, c’est le côté proche de la frontière italienne qui l’attire. Elle reste près de son deuxième pays. Est-ce aussi qu’elle a entendu au Flore le poète Jacques Prévert et sa bande vanter les délices de la région de Saint-Paul-de-Vence, où il a pris ses quartiers pendant l’Occupation et après la Libération ? La Fondation Maeght est un célèbre musée privé, fondé par Aimé Maght, propriétaire de la Galerie Maeght à Paris, rue du Bac, en face des éditions Gallimard. Beauvoir y retrouve les œuvres de certains de ses amis et artistes favori·e·s : Mirò, Klee, Silva, Giacometti, et tant d’autres. Outre les paysages et les monuments, le voyage est l’occasion de se délecter d’œuvres d’art, qui, ici, sont contemporaines.
Notes :
[1] Voir le documentaire La Philosophie marseillaise de Simone de Beauvoir, Elephant Productions, ARTE, 2018.
[2] Simone Beauvoir de, La Force de l’âge, Paris, Folio, 1999 [1960], p. 105.
[3] Simone Beauvoir de, La Force de l’âge, op. cit., p. 104, 105. Voir plus bas pour l’arrivée à Marseille.
[4] Simone Beauvoir de, Le Deuxième Sexe. Tome II, Paris, Folio, 2011 [1949], p. 1154.
[5] Les cours du Secondaire commençaient en octobre à cette époque.
[6] Elle le sera en 1985.