De la jeune fille à la jeune femme
Cette photographie nous présente Ginette Savarit, apprentie dans l'atelier Sauzeau et son futur époux Albert Beunier, en 1942, alors que se connaissant déjà depuis quelques années, ils ne se « fréquentent » pas encore.
Ginette, âgée de 15 ans, est encore habillée comme une petite fille et porte le deuil récent de son père. Assise en équilibre instable sur le vélo de son compagnon, elle sourit largement, visiblement heureuse du contact rapproché ainsi établi, et regarde l'objectif bien en face. Albert, de quatre ans son aîné, tient fermement en main le guidon. Il arbore la mine réservée qui sied à un jeune homme ; son chandail à grosses côtes plates le retient vers l'enfance, ses pantalons et ses souliers l'entraînent vers l'âge adulte.
Ginette était semble-t-il déjà amoureuse mais n'aurait pu concevoir de déclarer ses sentiments à l'élu de son cœur et ignorait s'ils étaient partagés. Elle confiait ses émois à ses camarades de travail qui souvent plus âgées et plus averties lui apprirent à décoder le comportement des garçons et à coder le sien tout en l'informant des aspects plus triviaux des relations amoureuses.
Ginette et Albert se marièrent en 1948 et eurent quatre enfants.
Instruction sexuelle et éducation sentimentale
Les témoins rencontrées ont toutes souligné les difficultés éprouvées à obtenir de leurs proches des informations claires et précises sur les modifications morphologiques, physiologiques et psychologiques entraînées par la puberté.
Les règles apparues, leurs parents les mettaient en garde contre les dangers résultant dès lors d’une fréquentation trop rapprochée des garçons et promulguaient plus d’interdictions qu’ils ne donnaient d’explications pour les fonder. Certaines n’ayant pas été prévenues, dans des familles sans doute plus prudes qu’indifférentes, furent même terrorisées quand leur sang coula pour la première fois. Ce mutisme englobait également les mécanismes de la reproduction et beaucoup de ces jeunes urbaines, contrairement à leurs camarades des campagnes, n’avaient jamais assisté au spectacle d’animaux copulant et de femelles accouchant qui eut pu les éclairer même indirectement sur le sujet.
L’essentiel des informations, plus ou moins fiables et parcellaires, qu’elles pouvaient glaner provenaient de camarades de classe ou de travail, souvent plus âgées ou mieux averties. Celles qui auraient pu témoigner d’une expérience précoce, victimes d’attentat à la pudeur ou de viol, parfois dans le cadre familial, n’étaient généralement pas les plus dissertes et prolixes sur la question. Révéler ses souffrances, désigner son ou ses agresseurs, enfreindre la loi du silence pouvaient être à la source de nombreux problèmes pour les victimes (menaces diverses et ostracisme), qui souvent préféraient se taire.
La cohabitation dans l’atelier Sauzeau de classes d’âges différentes mais proches facilitait la circulation des informations et le récit par les « Grandes » parfois fiancées, de leurs sorties vespérales ou dominicales, même enjolivées (surtout enjolivées ?), avec leurs amoureux, renseignait utilement les « Petites ». Les bâillements répétés, la nonchalance affectée de l’une, les fous rires gênés et rougissants de l’autre enflammaient l’imagination des « laissées pour compte » provisoires des jeux amoureux. Les chagrins d’amour, les soucis (retard de règles, exigences particulières de l’aimé) exposés au grand jour leur permettaient également de mieux comprendre les discordances fréquentes entre désirs féminins et masculins.
Les savoirs et savoirs faire amoureux n’étaient cependant pas uniquement alimentés et formatés par l’observation des comportements des camarades de travail ou amies et l’écoute attentive de leurs confidences.
Cartes postales sentimentales, photographies de vedettes, films vus au cinéma dont la revue Mon Film fournissait la version écrite, chansons écoutés et reprises nourrissaient aussi leur imaginaire amoureux d’hommes parfaits à séduire, de femmes idéales à imiter, de scénarios de rencontre à mettre en œuvre, de pièges à déjouer pour voir triompher l’amour, d’épreuves à surmonter.
Un témoin racontait qu’étant allé au cinéma un dimanche après-midi avec son amoureux, pourtant joli garçon et galant attentionné, elle ne parla le lendemain à l’atelier que de l’acteur principal du film, Jean Chevrier, qui lui avait fait une forte impression…
Au début des années 40 deux modèles féminins antithétiques recueillaient tous les suffrages : la fragile et mutine Danielle Darrieux, la voluptueuse et mystérieuse Mireille Baslin. Deux séducteurs brillaient au firmament : le torride et pressant Tino Rossi, le tendre et enfantin Jean Marais.
Bibliographie
Bologne Jean-Claude, Histoire du sentiment amoureux, Paris, Flammarion, 1998.
Casta-Rosaz Fabienne, Histoire du flirt. Les jeux de l'innocence et de la perversité (1870-1968), Paris, Grasset, 2000.
Ségalen Martine « Le manteau des jeunes filles: la virginité dans la société paysanne », La première fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, Paris, Ramsay, 1981.
Sohn Anne-Marie, Du premier baiser à l'alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, 1996.