Une féministe chez les antiféministes
En 1924, Cécile Brunschvicg obtient l'ouverture du Parti radical aux femmes et y adhère dans la foulée en même temps que quelques autres militantes. Cette adhésion, contraire à la neutralité de l'UFSF et qui fait débat au sein de l'association, obéit surtout à des considérations stratégiques, même si les radicaux, et surtout leur aile gauche, constituent sa famille politique naturelle. En effet, les radicaux sont les plus farouches et les plus influents adversaires du vote des femmes au Parlement.
Cécile Brunschvicg ne cherche cependant jamais à faire de la propagande en faveur du parti et continue à s'opposer à certains de ses membres dans des conférences ou dans la presse. Cet entrisme a pour but de permettre à une élite féminine de faire son apprentissage politique, mais aussi de convertir aux idées suffragistes les radicaux.
De ce dernier point de vue, les efforts de Cécile Brunschvicg semblent avoir échoué, malgré la propagande intense et variée qu'elle a menée auprès du Parti.
En se consacrant à la politique sociale du parti comme vice-présidente de sa commission sociale et en défendant en Congrès des projets pour la suppression du privilège de bouilleur de cru et de la réglementation de la prostitution, elle a essayé de faire progresser des réformes chères aux féministes, mais s'est souvent heurtée à l'antiféminisme latent des hommes politiques de son parti.
Un féminisme neutre
Pour elle, la neutralité doit permettre aux femmes d’apprendre la tolérance et surtout de collaborer entre elles, une fois qu’elles seront électrices, même si elles sont membres de partis opposés. Mais son application implique parfois pour elle de mettre de côté certaines de ses convictions. Ainsi, au nom de la neutralité religieuse de l’UFSF, Cécile Brunschvicg écarte du débat la question de la laïcité, alors qu’elle y adhère sincèrement, de peur de se couper d’une partie des femmes catholiques venues à l’UFSF. Le but est aussi tactique : attirer les femmes catholiques au sein de l’association pour démontrer aux parlementaires radicaux qu’elles ne sont pas la force de réaction qu’ils craignent.
Sur le plan politique, Cécile Brunschvicg considère que l’UFSF se doit de collaborer avec tous les partis, sans distinction, susceptibles d'aider les femmes à obtenir la satisfaction de leurs revendications. L’essentiel étant que l’association ne reçoive aucune directive d’un parti et n’ait en vue que les moyens d’obtenir le suffrage, elle n’estime pas que la participation des membres de l’UFSF à des partis soit une rupture de la neutralité car elle la conçoit non pas comme un apolitisme mais comme la possibilité de faire coexister des femmes d’opinions différentes.
L'antiféminisme de la classe politique
L'antiféminisme de la classe politique est souvent avancé par les féministes et les historiennes pour expliquer le retard français en matière de droits des femmes. Cette lettre de Cécile Brunschvicg à Justin Godart, président de la commission sociale du Parti radical, montre bien comment elle y est elle-même confrontée et la façon dont elle y réagit.
10 octobre 1933
Cher Monsieur,
[…]
J'ai été indignée l'autre jour de l'attitude de M. Milhaud et de M. André Hesse qui ne m'ont pas permis de protester contre la résolution du travail féminin. M. Milhaud a eu d'ailleurs ce mot délicieux ensuite « on ne peut pourtant pas vous passer tous vos caprices. » Comment faire comprendre à un homme comme lui que ce n'est pas un caprice que de défendre le droit des femmes au travail.
Nous nous sommes d'ailleurs vengées en faisant adopter le soir un vœu exactement contraire que nous avions préparées Mme Kraemer-Bach et moi-même et qui est ainsi conçu
« Le Congrès :
Considérant qu'il est nécessaire au moment où les dictatures tendent à restreindre l'indépendance des individus d'affirmer une fois de plus la liberté de tous les citoyens ;
Considérant que cette liberté comprend le droit au travail égal pour tous
Proclame que le Droit au Travail ne saurait dépendre du sexe de la race ni de la religion. »
Inutile d'ajouter que les radicaux ne se sont nullement aperçus qu'ils avaient voté avec la même unanimité les deux motions contraires.
J'ajoute, Cher Monsieur, que j'ai assisté à la commission de la déclaration du Parti et qu'à la fin j'ai timidement fait remarquer qu'on avait oublié complètement de faire allusion aux questions sociales. « C'est vrai » a répondu très aimablement le rapporteur qui a du reste ajouté une phrase sur ma demande, mais je n'ai pu obtenir de la commission que l'on parle de la limitation des heures de travail.
Il y aurait vraiment bien à faire au Parti Radical, Cher Monsieur, pour en faire un parti de gens civilisés.
Veuillez accepter, Cher Monsieur, ainsi que Mme Godart toutes mes meilleures sympathies.