Tout ficher
Rose Valland, pendant les quatre années passées au Jeu de Paume, note à longueur de journée la nature des œuvres qui transitent par le musée. Aguerrie à la technique de la mise en fiche, sachant identifier et reconnaître les tableaux, elle a deux types d'approches. Avant emballage, elle note ce qu'elle identifie, après emballage également. Elle remplit des milliers de notes, de fiches et récupère, dans les poubelles, les carbones ou autres brouillons abandonnés par les Allemands.
L'engagement de Rose Valland est total et irréprochable. Rarement son action ou sa mémoire sont prises en défaut. Un seul événement, un incendie situé par Rose Valland le 27 mai 1943, au cours duquel les Allemands brûlent plusieurs centaines de tableaux de maîtres considérés comme des « œuvres dégénérées » n'est pas totalement élucidé. Selon les gardiens du Louvre, et un rectificatif de Rose Valland, il est question de juillet 1943 et non de mai.
L'action de Rose Valland permet d'identifier les œuvres spoliées (prises par une mesure juridique à leurs propriétaires), les œuvres « en transit » comme celle volées par l'ambassadeur Otto Abetz pour Hitler (et son musée de Linz) mais aussi les œuvres prises par Goering, grand amateur d'art, en rivalité permanente avec les autres dignitaires nazis et tout particulièrement Hitler.
Le 3 décembre 1941, Rose note :
« Visite du Maréchal Goering au Jeu de Paume le 2 décembre 1941.
- Visite de l'exposition des 'Luftwaffe' et des œuvres d'art des collections juives expropriées
- aucun Français n'est admis à séjourner au Musée pendant ces visites
- Le Ml Goering emportera demain, dans son train particulier (4 décembre au soir) les statues provenant de l'hôtel Edouard de Rothschild), l'une d'elle (?), et une cinquantaine de tableaux […] sont des tableaux impressionnistes appartenant à la Collection Rosenberg ».(source : Archives des musées nationaux, Cote R 32)
Ce travail minutieux, terriblement long et fastidieux, nécessitait une patience et une volonté exceptionnelles. Ces fiches ont permis à Rose Valland d'informer la Résistance et les Américains de la localisation des œuvres, à la Libération, et d'éviter des bombardements massifs sur les sites considérés, pour éviter la destruction des œuvres.
Rose Valland témoignera au procès de Nüremberg. Elle y prendra en note les déclarations des prévenus. Plusieurs photos subsistent.
Ces trois photographies signalent la présence de Rose Valland au Procès de Nüremberg. Sur la photographie en haut, elle apparaît au 2e rang, à droite. Sur la photographie en bas à gauche, elle se situe au 4e rang, au centre (sous la cabine 1). Sur la photographie en bas à droite, elle est au premier plan à gauche.
Les mystères du Jeu de Paume
La mémoire de l'action de Rose Valland est auréolée de mystère. Une partie de ce mystère est levée par le site « The Documentation Project » qui permet une visite du Jeu de Paume durant l'Occupation et de visualiser les œuvres une par une.
On peut également visiter le site du Centre Georges Pompidou qui présente les MNR, œuvres qui ont transité en leur temps par le Jeu de Paume et leur chronologie.
Rose Valland confiera, à la fin de ses jours, au coiffeur de son village natal s'être sentie « menacée… » ; une allusion trop floue pour être exploitable d'un point de vue historique.
Elle ne publiera jamais la suite de ses mémoires (la partie consacrée aux restitutions est plus que modeste). A son retour en France en 1953, elle est priée, à plusieurs reprises, de mener ses enquêtes sur les restitutions mezzo vocce.
Malgré ses nombreuses décorations, elle ne bénéficie pas d'une franche reconnaissance des spécialistes de l'histoire de l'art. Pourquoi ?
Le témoignage de Rose Valland a parfois été jugé « controversé », comme le constate Laurence Bertrand-Dorléac, une des meilleures historiennes sur ce sujet. L'affaire de l'incendie du 27 mai 1943 est peut-être à l'origine de ces réserves : Rose Valland dépeint dans son ouvrage un immense autodafé de toiles brûlées dans la cour du Jeu de Paume. La délicate question du sort des œuvres dites « dégénérées », non prisées par les Allemands en théorie, qui pouvaient être détruites ou utilisées comme « monnaie d'échange » pour acheter d'autres tableaux est abordée (note 83, p. 70) dans le rapport Mattéoli :
"Il convient d'évoquer, à cette étape, l'affaire de la liquidation des tableaux « d'art dégénéré », pour reprendre le titre d'un chapitre de l'ouvrage de Rose Valland qui décrit et situe l'événement au 27 mai 1943 (p. 178) avant, dans un errata, d'en corriger la datation qu'elle fixe au 27 juillet . L'incendie aurait été allumé dans le « jardin intérieur » du Jeu de Paume et aurait détruit cinq ou six cents tableaux modernes […]. Le témoignage de Rose Valland est le seul dont on dispose sur cette destruction. Y a-t-il eu une autre action de vandalisme le 22 juillet de la même année, ou une confusion de date entre son témoignage (p. 191) et une note rédigée le 23 juillet par Gaston Petite, chef du personnel de gardiennage des Musées nationaux qui, pour sa part, évoque la lacération, au LOUVRE d'un portrait de Madame Schwob d'Héricourt et la destruction de la presque totalité des œuvres provenant des collections Auxente, Michel Georges-Michel, Dali […] et Pierre Loewel, suivie de leur transport et de leur incendie au Jeu de Paume. Cet (ou ces) événement(s), dont la description par R. Valland et G. Petite est sensiblement différente, n'a jamais été recoupée par d'autres sources ou témoignages, mais il convient de préciser que la liste ERR du pillage de la collection Michel Georges-Michel comprend bien 126 œuvres indiquées détruites (« vernichtet »)".
Rose Valland et Goering
Dans son rapport sur les "Activités dans la Résistance de Mademoiselle Rose Valland", Jacques Jaujard écrit :
"Grâce à cette fonctionnaire nous pûmes être prévenus des visites parisiennes d'Alfred ROSENBERG et surtout de celles du Maréchal GOERING qui visita vingt et une fois le Musée du Jeu de Paume, pour faire son choix parmi les collections spoliées et pour donner des directives à ses collaborateurs. Comme GOERING ne venait fréquemment à Paris que pour s'occuper des travaux de l'E.R.R., c'est du Jeu de Paume que nous recevions l'annonce de sa présence en territoire français. Celle-ci nous faisait toujours craindre quelques nouvelles exigences" (page 3).
Rose Valland montre après-guerre un intérêt soutenu pour l'itinéraire de Goering, se rendant dans sa propriété à Karinhall d'où elle rapatriera notamment les sculptures figurant sur la photographie ci-dessus. Elle résume en 4 pages le livre Carin Goering, où elle place une coupure de presse représentant la seconde femme de Goering.
La mort de Jaujard
Le rapport de Jaujard qui récapitule les activités de Rose Valland dans la Résistance, au lendemain de la guerre souligne la surveillance des Allemands au jour le jour et la mise en fiche des œuvres ayant transité par le Jeu de Paume. Jacques Jaujard n'a pas eu le temps d'écrire ses mémoires. Le 21 juin 1967 il meurt soudainement, après sa relative mise à l'écart professionnelle.
Un témoin de l'époque, Germain Bazin, dans ses Souvenirs de l'exode du Louvre (Somogy, 1992, publié avec le concours du Wildenstein Institute) rapporte : « Un soir, comme à l'accoutumée, Malraux et Jaujard discutaient du programme du lendemain. Le lendemain, Jaujard dépliant son journal, lut en première page sa destitution en tant que secrétaire général des Affaires culturelles. Il en mourut d'une crise cardiaque le jour suivant » (p. 122).
Il poursuit : « Le mort subite de Jacques Jaujard nous a privé peut-être de ses mémoires […]. Cependant, je crois plutôt que Jaujard savait trop de choses pour écrire ses mémoires et qu'il tenait à garder ses secrets » (souligné par nous, p. 123).
Dans son récent mémoire de Maîtrise (en 2003), Emilie Aubrun retrace l'action de Jaujard à la Direction des Musées nationaux de 1939 à 1944. Elle conclut:
"Il ne fut pas médiatisé comme tant d'autres, et c'est peut-être pour cette raison que nous avons tous oubliés son nom, les dictionnaires aussi. Il convient aujourd'hui de lui rendre sa place, même si de nombreuses zones d'ombres sont encore à défricher sur ce personnage secret et discret.
L'œuvre de Jacques Jaujard ne s'arrêta pas avec la Libération ; il continua à avoir un rôle actif au sein de l'administration française, surtout pendant le règne de Malraux sur la culture. On lui doit beaucoup de choses, comme les caisses de lettres, les centres dramatiques régionaux, la décentralisation artistique, la sécurité sociale des auteurs, le prélèvement de 1 % sur le budget des bâtiments en faveur des commandes publiques à des peintres et à des sculpteurs et la réforme du concours de Rome. Un mois après sa mise à la retraite qui lui fut révélée par les journaux, alors même qu'il discutait la veille avec Malraux du programme du lendemain, il s'écroula dans son appartement à Paris…".
Or Jaujard savait, entre autres, ce que Rose Valland lui avait confié ! Germain Bazin n'est guère plus explicite lorsqu'il parle de von Tiechowietz, connaisseur d'art affecté au Jeu de Paume durant la guerre où il remplaça Metternich, sorte de « collaborateur technique » du pillage organisé. Ce dernier revient à Paris après-guerre comme conseiller culturel de la future ambassade d'Allemagne fédérale. "Il évoquait souvent avec nostalgie les vastes horizons de plaines des environs de Berlin. Les ayant rejoints, une fois à la retraite, pourquoi cet homme, qui vivait seul, mît-il fin à ses jours ? ".