La commission Mattéoli rend hommage à Rose Valland
Les musées nationaux de Paris et de province organisent en 1997 une présentation des objets d'art qui leur avaient été « confiés » au lendemain de la guerre, en l'absence de propriétaire avéré. Dans le même temps, la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France pendant l'Occupation, dite Mission Mattéoli du nom de son président, ancien résistant et président du Conseil Economique et Social, se met en place. Au moment de la publication du rapport d'étape numéro deux en février 1999, le bilan des recherches fait état de la récupération de « 10 % de biens spoliés dans les objets d'art revenus d'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et confiés à la garde des musées nationaux. Ces recherches se poursuivent. »
Si l'on ne peut pas dire que MNR = biens spoliés, on peut quand même affirmer MNR = pas de propriétaire avéré qui s'est manifesté. Fut donc entrepris un travail de Sisyphe : établir pour chacun des MNR une fiche exacte sur l'histoire de chaque œuvre. Les recherches ont porté sur « 900 cartons contenant les papiers de la commission de récupération artistique aux archives étrangères ».
2 143 objets sont à ce jour placés sous la garde des musées nationaux - le musée des Beaux-Arts d'Angers conserve ainsi huit oeuvres MNR -. En France, la moitié sont des peintures, un tiers des objets d'art décoratif et le reste comprend des dessins, des sculptures, des objets d'antiquité, d'art asiatique et d'art populaire. Concernant leur provenance, 10 % étaient des objets spoliés, 65 % des objets auraient été achetés sur le marché parisien (dans des conditions variables) et 25 % avaient une origine mal établie ou inconnue.
Dix ans après la reconnaissance officielle d'archives dites « Rose Valland » , ses notes prises durant l'Occupation au Jeu de Paume, et des sources de la Commission de récupération artistique et de l'office de restitution de Baden-Baden, le travail de la commission Mattéoli a jeté un éclairage intéressant sur les années d'Occupation.
Les restitutions : un débat complexe
Quel intérêt y a-t-il aujourd'hui à travailler sur Rose Valland ?
Travailler sur les héritages ou les héritiers ne présente, à nos yeux, qu'un intérêt mineur. Pardon pour eux, s'ils s'en froissent. Plus légitime et morale est l'attention prêtée aux victimes, aux enfants des victimes de la Shoah, à l'instar de ce que font Serge et Beate Klarsfeld. Si le relatif silence de l'histoire à propos de Rose Valland vient de la hiérarchie entre les atteintes aux biens et aux personnes, il est compréhensible, injuste peut-être pour le courage de Rose Valland, mais explicable…
Mais à ces oublis explicables et légitimes, se mêlent peut-être divers silences d'institutions, de musées, de conservateurs, qui n'ont pas envie de relancer le débat sur des œuvres parfois « embarrassantes ». Plus mesquin et malsain, le lobbying de certains amateurs ou collectionneurs que Rose Valland et ce passé gênent peut-être. Dire que les nazis avaient un projet de pillage global, que certains et certaines tentèrent de le contrecarrer, fait aussi partie de l'histoire de la résistance et mériterait peut-être une mention, par exemple dans les musées, lorsque des tableaux dits « MNR » sont exposés. Ainsi le Musée des Beaux-Arts d'Angers, compte, comme beaucoup de musées français, huit tableaux MNR.
Les œuvres restituables ont-elles été restituées ?
La réponse est positive pour Didier Schulmann (voir son article sur le site du Centre Pomipdou), conservateur au Musée national d'art moderne – centre Georges Pompidou, responsable de la gestion des collections : « Il s'impose également que des tentatives furent conduites d'aller au-delà des demandes de restitutions introduites par les personnes ou les familles spoliées.
En témoignent les efforts engagés pour retrouver d'où pouvait provenir le petit tableau Torrès-Garcia (R18P). En témoigne également une liste, dressée à la hâte par Rose Valland, le meilleur connaisseur des faits. En 1965, elle demande à Michel Hoog, alors assistant au Musée national d'art moderne, de lui communiquer la liste des MNR XXe siècle. Au crayon de bois, sur une grande feuille de papier, elle trace un tableau à deux colonnes où figurent, à droite la plupart des peintures de la récupération, et, à gauche, toutes les oeuvres pouvant s'en rapprocher extraites des listes de l'ERR. Elle ne parvint à établir aucune équivalence… ».
Résumé de la partie du rapport Mattéoli consacrée aux œuvres d’art, par Corinne Bouchoux
Les recherches sur les MNR s'attachent plus particulièrement aux oeuvres spoliées. Le rapport Mattéoli distingue les pillages (vols en dehors de tout cadre légal lors desquels les nazis satisfont leur soif d'œuvres pour elles-mêmes ou leur valeur marchande) des spoliations qui reposent sur des mesures réglementaires. Le rapport Mattéoli résume la razzia des nazis via l'ERR (pp. 19-24).
Ensuite (p. 31-44) sont décrites les restitutions de l'après-guerre avec la chronologie et les méthodes de la Commission de récupération artistique.
Au final la commission de choix (1949-1953) retient 2 000 œuvres et 12 500 objets seront vendus par l'administration des domaines. Ensuite, cette partie du rapport décrit l'attitude de la République Fédérale d'Allemagne à partir de 1952 avec une loi d'indemnisation (p. 45-52) Les amateurs de sources trouveront (pp. 59-63) des pistes variées (919 cartons au ministère des Affaires étrangères avec un dépouillement à 65 000 entrées) établi sous la direction de Marie Hamon (300 cartons consultés), des rapports et études, des inventaires divers dont les demandes de restitutions.
De façon relativement diplomatique et avec un sens prudent de l'euphémisme, il est constaté page 64 : « …les travaux effectués depuis une année amènent à constater qu'une partie de la mémoire de ces questions s'était perdue et que les résultats des très importantes recherches opérées jusque dans les années soixante et dont témoignent les dossiers établis tant en Allemagne qu'en France ne se sont pas transmis après la disparition de Rose Valland ».
Pourquoi cette rupture de transmission ? Le lecteur reste sur sa faim.
En dernière partie de cet exposé vient une évaluation des provenances. Au 1er mars 2000, la commission considère que 10 % des objets détenus par les musées au titre des MNR ont été spoliés, 65 % auraient été achetés sur le marché parisien et 25 % présentent un historique "incomplet" ou "inconnu". Néanmoins, le rapport s'interroge sur d'éventuelles « transactions » réalisées sous la contrainte (p. 71) : « Aucune étude systématique n'a été menée après la guerre, ni par les Français ni par les Américains, sur la question des ventes qui auraient été réalisées sous la contrainte…».
La bibliographie (p. 75-78) comblera ceux qui souhaitent approfondir ce sujet, alors que les simples curieux pourront se reporter à la liste récapitulative des restitutions effectuées depuis 1951.
On y distingue les listes d'œuvres (10 tableaux remis à des pays étrangers), 3 aux douanes, et d'autres à des particuliers. Le tableau (p. 100) du nombre des œuvres restituées s'avère assez lumineux et témoigne d'un regain d'intérêt récent…
Un des volumes de ce rapport aborde la question des sources. Rappelons qu'au début des années 1990, Hector Feliciano, pour son enquête sur le pillage d'œuvres d'art, avait travaillé sur des archives américaines comprenant des doubles d'archives françaises et britanniques, dont la consultation n'était alors pas autorisée en Europe. Ces documents concernaient l'activité de Rose Valland et la direction générale des études et des recherches (DGERR) (voir Beaux-Arts Magazine, n° 140, décembre 1995, p. 88-95).
On peut donc parler d'une petite « révolution culturelle » avec la politique plus transparente, dont témoignent les propos de Marie Hamon qui a instruit les archives et facilité le prêt de doubles pour l'exposition organisée en 1999 dans le village natal de Rose Valland.
Année | Nombre d'œuvres restituées par année |
1951 | 14 |
1952 | 4 |
1953 | 4 |
1954 | 1 |
Avant 1955 | 1 |
1957 | 1 |
1961 | 1 |
1966 | 1 |
1979 | 1 |
1994 | 7 |
1996 | 1 |
1997 | 1 |
1998 | 4 |
1999 | 19 |
Les oeuvres MNR du Musée des Beaux-Arts d'Angers
Portrait d'homme (MBA 1665 Dép., MNR 267)
"Monogrammé et D. b. g. : RVP 1575
Collection Fritz Rothmann, Berlin-Amsterdam en 1927.
Acheté 512 000 RM par l'intermédiaire de Lhose à Rochlitz, le 17 mars 1941, pour Göring (archives : MAE cartons 581 R 36, 710/14 et RA 840, MEF B 47121 et BAK B 323 567 & 657), mais l'inventaire Göring indique : " obtenu par échange avec des œuvres d'art moderne confisqué [sic] par l'ERR [Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg] (Picasso…)" ; collection Göring (inv. RM 810) (archives : MAE carton 149 A 102 p. 140) ; enregistré au Central Collecting Point de Munich sous le n° 5281.Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Alger de 1952 à 1961 ; retour au Louvre ; déposé à Angers en 1970." (extrait de la notice MNR 267 du catalogue des MNR)
Esquisse de plafond (MBA 1333 Dép., MNR 324)
"Selon la fiche du Central Collecting Point de Munich (archives : BAK B 323 693, attribué à l'Allemagne du Sud), acquis en France ; la seule indication est : " depot possessor : Nürnberg, Germanisches Museum " (le numéro trouvé au dos du tableau : "1423" est sans doute le numéro d'inventaire du musée) ; enregistré au Central Collecting Point de Munich sous le n° 48183.
Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Angers en 1954." (extrait de la notice MNR 324 du catalogue des MNR)
Ruisseaux aux hérons (MBA 1378 Dép., MNR 535)
"Acheté 105 000 F à Mottard par Raphaël Gérard, Paris (archives : AN Z6 478/4554 167-168), qui le revend 125 000 F au Museum Folkwang d'Essen en novembre 1942 (archives : MAE cartons 371 P 2, 430 P 84, 709 dossier Berlin-Musées, 823) ; exportation frauduleuse (archives : MAE carton 389 P. 24).
Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Angers en 1956." (extrait de la notice MNR 535 du catalogue des MNR)
La Vierge, saint Jean-Baptiste et un ange adorant (MBA 1670 Dép., MNR 252)
"Acquis par Haberstock chez Meller, Paris, en 1940 et revendu 23 000 RM le 23 novembre 1940 au musée de Linz (n° 1604) (archives : MAE carton 413 P 59 et BAK B 323 567) ; enregistré au Central Collecting Point de Munich sous le n° 4412.
Attribué au musée du Louvre par l’Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Angers en 1969." (extrait de la notice MNR 252 du catalogue des MNR)
La Vierge, saint Jean-Baptiste et un ange adorant (MBA 1666 Dép., MNR 244)
"Acheté 65 000 F le 20 août 1941 par Bornheim, Munich, chez Landry, Paris, pour Göring [1] ; entré le 10 septembre 1941 dans la collection Göring à Kurfürst (sous attribution à Botticini, inv. RM 1054) ; enregistré au Central Collecting Point de Munich sous le n° 5107.
Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Angers en 1970." (extrait de la notice MNR 244 du catalogue des MNR)
La Vierge et l'Enfant Jésus (MBA 1667 Dép., MNR 251)
"Acheté à Rochlitz par Lohse pour Göring (archives : MAE carton 714 dossier 2, qui indique aussi les numéros Munich 3105 et 6425, l'un désignant le cadre, l'autre le panneau. En effet, un document de Coblence [BAK B 323 567] indique pour cette oeuvre le numéro 6425); sans doute le même tableau que celui cité dans l'interrogatoire Rochlitz (archives : MAE carton 149 A 101) : acquis 750 000 F en septembre 1941 ; collection Göring (inv. RM 116).
Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; déposé à Alger de 1952 à 1960 ; déposé à Angers en 1970." (extrait de la notice MNR 251 du catalogue des MNR)
Comblement d'un puits (MBA 1669 Dép., MNR 824)
"Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1951 ; déposé à Angers en 1970." (extrait de la notice MNR 824 du catalogue des MNR)
Train dans la campagne
"Acheté à Monet par Ernest Hoschedé, vers 1876-1877 ; vente Hoschedé, Paris, Drouot, 5-6 juin 1878, n° 53, adjugé 175 F à Brullé. Raphaël Gérard, Paris (cachet au revers).
Acheté en France par Adolf Wüster (comme Petit paysage avec pont à Meudon de Monet) [1] (une note manuscrite dans les archives Ribbentrop mentionne « Paysage de Saint-Cloud, Collection personnelle de Wüster » et la photographie n° 48, À Saint-Cloud) [2] ; acquis à Paris en 1940 par le ministère des Affaires étrangères [3] ; collection Ribbentrop (n° 145) [4] ; découvert dans le dépôt de A. Th. Paulsen et Cie, Hambourg.Attribué au musée du Louvre par l'Office des Biens et Intérêts Privés en 1950 ; Jeu de Paume, 1950 ; Orsay, 1986." (extrait de la notice MNR 218 du catalogue des MNR)
Y a t-il des archives Rose Valland à exploiter ?
Les archives Rose Valland regroupent deux types de sources de nature assez différente, à l'origine d'un travail considérable, d'inventaire et de classement, réalisé sous la direction de Marie Hamon. Il y a, pour schématiser, les archives des notes prises pendant la guerre, des œuvres emportées et des observations sur les allées et venues des Allemands.
Par ailleurs il y a les documents amassés par Rose Valland lors de ses recherches sur les spoliations et les récupérations, jamais complètement arrêtées après la guerre . Pour une part ces documents sont en réalité ceux de la « commission de récupération artistique ». Ces archives étaient conservées par la Direction des musées de France. Des négociations eurent lieu en 1990 et entre février 1991 et mars 1992.
Ces archives ont rejoint le ministère des Affaires étrangères. D'après Marie Hamon, il s'agirait de doubles des documents du bureau des « biens et intérêts privés », une émanation de la Direction économique, section Réparations et restitutions du Commandement en chef français en Allemagne, basé à Baden Baden. Il y aurait aussi des copies de documents écrits par les Allemands entre 1939 et 1945 tombés dans les mains des Alliés après 1945. Autrement dit, selon Marie Hamon, « seulement une très faible proportion de ces archives doivent porter le nom d'archives Rose Valland. […] pour ainsi dire aucun document ne traite de la période après 1944 ».
On consultera avec intérêt les écrits de Marie Hamon, « The working Group on Cultural Property » in Jost Hansen, Doris Lemmermeir (eds.), Country report for the Bremen Conference : Cultural Treasures Moved because of War : A Cultural Legacy of the Second World War Documentation and Research on Losses, Documentation of the international Meeting in Bremen 30 November-2 December 1994.
Cette version ne convainc pas tout le monde. Côté américain, on persiste à parler de « Rose Valland Archives » en s'éloignant un peu d'une vision minimaliste des archives de Rose Valland défendue par Marie Hamon.
Le Central registry of information on Looted Cultural donne une variante dans l'histoire des archives.
Des cartons de la Commission de récupération artistique de Baden Baden « connues comme Archives Rose Valland » furent prêtés à Rose Valland en 1954 pour aider ses recherches sur les œuvres pillées durant la guerre. Ces archives sont retournées au ministère des Affaires étrangères en 1991 et 1992… En 1963, dans une lettre personnelle à son ami Leon Christophe, ancien officier « Beaux-arts », Rose Valland écrit « Ne trouvez-vous pas que le temps a très vite passé depuis Baden ? C'est incroyable ! Je m'occupe cependant encore des affaires de Stuttgart et je restitue, mais pas aux Français… »
Pour les Américains, elle a certes pris sa retraite en 1968 mais elle continue à travailler sur les archives françaises jusqu'à sa mort. Peu de nuances donc entre la présentation de Marie Hamon et des Américains.
On peut ajouter que le bureau de Rose Valland fut vidé à sa mort et qu'une partie de ses archives fut stockée à Rueil-Malmaison, dans l'attente d'un classement plus fin. Selon Lynn H. Nicholas, auteure d'un ouvrage de référence, « l'héroïne de la résistance n'accepta jamais le moindre compromis, et, dans ses dernières années, elle se retira entièrement dans son univers de documents secrets, qui à sa mort, furent relégués, non triés et chaotiques, dans une salle des réserves des musées à Malmaison » (p. 502). On notera au passage, hasard ou ironie de l'histoire, que Joseph Billiet (un des adjoints de Jaujard durant la Résistance) assez proche du parti communiste, et comptant de nombreux amis francs-maçons, avait été ancien conservateur de Malmaison ! Il dirigeait le journal résistant L'Art Français qui dénonçait « les pillards et leurs complices » (voir BDIC France2, Esprit public : L'Art Français (journal clandestin paru pendant la guerre ; 4P 327 Rés).
Une grande partie des archives privées de Rose Valland fut remise aux héritiers (famille Garapon, Voiron). L'échange de correspondance entre Rose et Joyce Heer est à ce jour introuvable.